Art moderne

XIXE-XXe SIÈCLE

Steinlen, un humaniste amoureux des chats

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 27 novembre 2023 - 875 mots

PARIS

Célèbre pour ses portraits de chats, le peintre et sculpteur anarchiste a aussi utilisé son art pour dénoncer les conditions de vie du peuple à la fin du XIXe siècle.

Théophile-Alexandre Steinlen, Apothéose des chats, 1905, huile sur toile, 164 x 300 cm.  © Studio Monique Bernaz, Genève
Théophile-Alexandre Steinlen (1859-1923), Apothéose des chats, 1905, huile sur toile, 164 x 300 cm.
© Studio Monique Bernaz, Genève

Paris. Au printemps 2022, Claude Orset présentait à l’orangerie du château d’Auvers-sur-Oise (Val-d’Oise) une exposition consacrée au peintre et sculpteur Théophile Alexandre Steinlen (1859-1923). Cet ensemble restreint d’œuvres donnait un aperçu du talent de l’artiste, en préfiguration à une grande exposition que la commissaire appelait de ses vœux pour commémorer, en 2023, le centenaire de sa mort. Légataire universelle de la nièce et héritière de Steinlen, Claude Orset est présidente des Amis du peintre et habite dans la maison de campagne que celui-ci avait acquise à Jouy-le-Moutier (Val-d’Oise). Elle y conserve les archives de l’artiste dont elle est experte. Cette année, Claude Orset signe, en introduction au catalogue de l’exposition du Musée de Montmartre, un texte qui exprime toute l’admiration qu’elle lui porte.

Ses sources d’inspiration

Les commissaires, Leïla Jarbouai et Saskia Ooms, ont réuni près de 80 œuvres et documents dont la plupart proviennent de l’association Le Vieux Montmartre, qui siège au musée, de la collection Weisman & Michel, qui y est déposée, et de la collection de l’Association des amis du Petit Palais de Genève. Des prêts du Musée d’Orsay, d’autres musées français – notamment le musée de Vernon (Eure) –, ainsi que de collectionneurs privés complètent à la marge la sélection. Le parcours est conçu pour présenter les principales sources d’inspiration de l’artiste suisse naturalisé français en 1901, en commençant par le cabaret du Chat noir : installé à Montmartre dès son arrivée à Paris en 1881, le Lausannois devient, à partir de 1883, l’un des principaux illustrateurs de la revue hebdomadaire Le Chat noir fondée par Rodolphe Salis, le propriétaire de l’établissement. C’est pour lui qu’il réalisera en 1896 la célèbre affiche de la tournée du cabaret, devenue une icône montmartroise connue dans le monde entier en raison de sa reproduction sur toutes sortes d’objets.

Est également célébré dans cette première partie de l’exposition l’authentique amoureux des chats que fut le peintre – sa maison de la rue Caulaincourt, dans le 18e arrondissement parisien, était surnommée « The Cat’s Cottage ». Vivant d’un travail colossal d’affichiste et d’illustrateur pour la presse et l’édition (il livrait un à plusieurs dessins par jour), Steinlen était un observateur attentif des bourgeois de Paris, mais surtout des travailleurs précaires, mendiants, filles des rues et enfants affamés qu’il côtoyait sur la Butte et les Grands Boulevards. Collaborateur de journaux socialistes et anarchistes dès le début des années 1890, il réalise aussi de grandes toiles évoquant la prise du pouvoir par le peuple qu’il espère. Le Cri des opprimés ou La Libératrice (1903) montre une femme à la poitrine nue, inspirée de la Liberté… de Delacroix, entraînant des hommes dont les chaînes se brisent vers le Veau d’or qu’ils vont détruire [voir ill.] .

Prégnance d’une éducation calviniste

Cette référence à la Bible met en lumière l’un des aspects les moins connus du peintre : son éducation calviniste. Ayant entamé après son baccalauréat des études de théologie, il a envisagé un temps de devenir pasteur. Éloigné ensuite de la religion, il en a gardé le principe de l’accomplissement par le travail et le dégoût de l’accumulation des richesses. La grande toile L’Intrus (1902) montre Jésus en pasteur du petit peuple défiant un prince de l’Église catholique. La même année, L’Apôtre met en scène un prêcheur debout sur une table haranguant une foule de pauvres gens graves et attentifs. La Famille (1905) est une transposition du thème de la Sainte Famille dans le futur âge d’or que prophétisait le milieu des artistes anarchistes au tournant du siècle. De même, une petite huile intitulée En chemin (sans date) est une Fuite en Égypte figurée par un vagabond, sa compagne harassée et leur bébé faisant halte au bord d’une route désolée.

Comme son ami Jules Adler, rencontré en 1899 à l’occasion de l’affaire Dreyfus et dont il partageait l’admiration pour Émile Zola, Steinlen participe à une mission d’artistes aux armées pendant la Première Guerre mondiale. Il y documente le désarroi des soldats et la détresse des populations fuyant les combats. Son estampe de 1915, La Gloire, montrant trois femmes et une fillette en grand deuil devant un cercueil recouvert du drapeau tricolore, constitue un véritable manifeste contre la guerre.

Le parcours s’achève sur une note plus douce avec des dessins de nus féminins – le beau pastel Nu couché aux bas noirs (1908) est cependant probablement lié à la prostitution – et surtout avec la présence de Masseïda. Cette altière femme africaine aux joues scarifiées est devenue en 1911 sa gouvernante et sa modèle. Il en réalisait de beaux portraits au fusain et au pastel et l’a mise en scène dans des œuvres se référant à l’Olympia de Manet. Détente (1912), qui la représente nue fumant en compagnie d’une autre femme, trahit l’influence de Gauguin sur un peintre s’orientant vers le fauvisme.

Si le Musée de Montmartre a le mérite de remettre Steinlen sur le devant de la scène et de montrer sa complexité, la taille réduite de ses salles lui permet juste de susciter la curiosité des visiteurs. La grande exposition que mérite cet artiste prolifique et passionnant reste à venir.

Théophile Alexandre Steinlen. L’exposition du centenaire,
jusqu’au 11 février 2024, Musée de Montmartre-Jardins Renoir, 12, rue Cortot, 75018 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°621 du 17 novembre 2023, avec le titre suivant : Steinlen, un humaniste amoureux des chats

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