Son nom est indissociable de l’affiche du Chat Noir. À l’occasion du centenaire de sa mort, le Musée de Montmartre lui consacre une grande exposition.
Pendant près de 30 ans Théophile-Alexandre Steinlen habita rue Caulaincourt, au pied de la butte Montmartre, jusqu’à son décès en décembre 1923, à l’âge de 64 ans après une période marquée par des épisodes dépressifs cyclothymiques. Sur le papier, Steinlen semble incarner la figure de l’artiste parisien par excellence. En réalité, il vit le jour le 10 novembre 1859 à Lausanne, sur les bords du lac Léman, dans une famille de la petite bourgeoisie. Son père était commis de poste, mais plus loin dans la lignée, on découvre un grand-père illustrateur et un oncle professeur de dessin. Enclin à l’école buissonnière et à des séances de dessin dans la nature environnante, Steinlen fait son éducation politique au lycée de Lausanne, auprès d’un professeur ancien communard exilé en Suisse. Ses parents l’imaginant pasteur, il suit à contre-cœur des études de théologie jusqu’à l’âge de 18 ans. 1879 sera une année charnière : il rompt avec sa famille, quitte son pays natal pour rejoindre la France et travailler dans l’industrie textile à Mulhouse.
Mais l’appel de la vie d’artiste, la seule dont il rêve, est trop fort. En 1881, il part pour Paris, emmenant avec lui sa compagne Émilie, sa future épouse et mère de sa fille unique Colette.La rencontre fortuite de l’artiste Adolphe Willette l’introduit rapidement dans le milieu artistique montmartrois. Auprès de Toulouse-Lautrec, dont il reprend l’atelier à son décès, mais aussi du cabaret du Chat noir, qui vient d’ouvrir et connaît un immense succès. Le journal éponyme, qui paraît à partir de 1882, rassemble de grandes signatures artistiques de l’époque. Steinlen y fait ses premières armes d’illustrateur, et le chat, animal fétiche de cette fin de XIXe siècle et double humain, devient sa marque de fabrique. Pour l’écrivain Jules Lévy, Steinlen lui-même « a beaucoup l’apparence du chat, du chat bon enfant, mais dont la patte de velours paisible cependant peut faire percer des griffes quand l’occasion se présente de châtier les fourbes ». La loi sur la liberté de la presse vient tout juste d’être promulguée à l’été 1881, et des dizaines de journaux illustrés voient le jour. Du journal de cabaret (Le Chat noir, puis Le Mirliton d’Aristide Bruant, avec lequel il collabore à partir de 1885) à la revue d’avant-garde, en passant par le périodique militant (Gil Blas, Le Chambard socialiste), Steinlen exerce ses talents d’illustrateur à tout-va, allant jusqu’à livrer, dans les années fastes, une centaine d’eaux-fortes ou de dessins à la presse. En parallèle, il crée des affiches, second pilier de son activité entre 1893 et 1905.
« Tout porte à croire que le jeune Steinlen est un révolté », note Philippe Kaenel, professeur d’histoire de l’art à l’université de Lausanne et spécialiste de l’artiste. Sa sensibilité aux souffrances des plus pauvres mâtinée d’idées anarchistes et de christianisme social se décrypte dans ses œuvres. À partir de 1893, son art se radicalise encore sous l’effet de l’actualité politique (en particulier l’affaire Dreyfus), et il exerce ses talents de polémiste dans L’Assiette au beurre. Il dépeint les petits métiers de la capitale et la dureté de l’existence des blanchisseuses, filles publiques et ouvriers dont les corps charpentés et les bras noueux sont inspirés de la sculpture naturaliste du Belge Constantin Meunier (1831-1905). Une figure emblématique hante, dès le début, ses compositions, celle du vagabond. Steinlen n’a vraisemblablement pas oublié ses errances dans la campagne suisse, et il se confesse en 1900 au critique Émile Bayard : « J’ai un fond paysan, un besoin d’indépendance. Ma place serait davantage marquée aux champs qu’à la ville. » Les origines suisses collent d’ailleurs à la peau d’un artiste qui est naturalisé français en 1901, un an après son compatriote, le nabi Félix Vallotton (1865-1925). Ainsi, le critique du journal Le Temps, qui le visite en 1898, ne manque pas de souligner son parler lent, le calme de son apparence, « la propreté toute helvétique » de sa maison, son sérieux et sa réserve mais aussi « un fond de mélancolie qui perce dans son discours ».
En art, Steinlen est un véritable autodidacte, sans diplôme ni maître. Avide de reconnaissance sociale et de notabilité, amer d’être considéré comme un artiste de seconde classe, il se détourne progressivement de l’illustration pour se consacrer, à la fin du siècle, à la peinture. D’abord refusé aux salons, il développe au fil des années un réseau de mécènes, adhère à la Société nationale des beaux-arts, sculpte des animaux (dont beaucoup de chats) et peint des natures mortes, nus féminins et scènes de la vie bourgeoise : une œuvre tout en harmonie, bien éloignée de l’univers social sans filtre qu’il dépeignait auparavant. Homme de convictions, Steinlen s’adoucit, vieillesse ou opportunisme aidant. L’arrivée de la Première Guerre mondiale lui offre l’occasion de mettre une dernière fois ses talents d’observateur et sa maîtrise de la dramaturgie narrative au service d’une célébration de l’héroïsme français, même si son idéal pacifiste persiste. Il réalise près de 200 gravures, des affiches et des centaines de dessins et de cartes postales autour de l’événement. Pour Steinlen, la guerre est un fait social et la figure de l’ouvrier, de l’homme du peuple, qu’il a si souvent traitée, est remplacée par le troupier.
Une carrière à pas de velours
« L’exposition du centenaire » proposée par le Musée de Montmartre part d’un constat qui en constitue le fil rouge, « celui de l’engagement, tant l’artiste associa art et politique, en se faisant critique de son temps », selon les mots des commissaires . Le parcours qui allie chronologie et thématique déroule donc la carrière artistique de Steinlen en trois temps : ses débuts parisiens dans l’illustration de presse et ses premiers contacts avec les cercles anarchistes parisiens, puis sa dénonciation de la dure réalité sociale constituent les deux premiers chapitres de l’exposition, qui présente une centaine d’œuvres. Le dernier volet est consacré à un pan moins connu de sa production : des genres académiques de Steinlen (nus, portraits ou paysages). Se dévoile alors un artiste de l’intime qui, en détournant les codes iconographiques de la tradition classique, continue d’imprimer son regard humaniste sur le monde.
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Steinlen, le plus suisse des artistes parisiens
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°769 du 1 novembre 2023, avec le titre suivant : Steinlen, le plus suisse des artistes parisiens