Monaco et Amsterdam font revivre tout le faste de la cour des Romanov au XIXe siècle. Une des cours les plus brillantes d’Europe, qui ne sut cependant pas prendre la mesure de l’archaïsme social de la société russe.
La fête bat son plein en ce 11 janvier 1903 dans la grande salle de bal du palais d’Hiver de Saint-Pétersbourg. Des milliers d’invités parmi les plus hauts dignitaires de la cour, dont le tsar Nicolas II et son épouse, Alexandra Fiodorovna, dansent en costume traditionnel russe du xviiie. Ils commémorent le célèbre bal qui s’est tenu 20 ans plus tôt. Mais l’élite de l’aristocratie impériale ne sait pas qu’il s’agit du dernier bal costumé des Romanov. Bientôt viendront les troubles de 1905, la Première Guerre mondiale, la révolution bolchevique et la fin de la monarchie.
Les Russes ne cessent de se retourner vers leur brillant passé : au xixe siècle, ils regardaient vers Pierre le Grand, le fondateur de Saint-Péters-bourg et, au xxie siècle, ils se passionnent pour toute la dynastie des Romanov. Une façon pour eux, en 1903, de se rassurer sur la solidité de l’empire et, aujourd’hui, d’oublier l’ère soviétique grise et vaine.
Deux grandes expositions célèbrent cet été le faste de la cour des Romanov. À Amsterdam, la réouverture de l’antenne du musée de l’Ermitage dans un immense lieu (lire encadré) est marquée par une reconstitution des splendeurs de la vie officielle et festive des Romanov à Saint-Pétersbourg au cours du xixe siècle. Le Grimaldi Forum à Monaco joue la même partition, mais en resserrant son propos sur les deux derniers tsars tout en tournant son regard vers Moscou.
Six tsars autocrates
Le xviiie siècle et principalement Catherine la Grande (1729-1796) ont légué à la Russie une plus grande intégration à l’Europe et un rattrapage économique, mais aussi un immense archaïsme social. De Paul Ier, le fils mal aimé de Catherine II, à Nicolas II, six tsars se sont succédé avec des fortunes diverses, sans qu’aucun n’ait su réellement affronter les deux maux de la Russie qui provoqueront la fin des Romanov : le servage et la question des terres d’une part, le clivage entre le régime autocratique et bureaucratique et la population d’autre part.
Paul Ier (né en 1754, empereur en 1796 et décédé en 1801) n’eut de cesse d’effacer ce qui lui rappelait sa mère et mourut assassiné. Son fils Alexandre Ier (1777-1801-1825), fin et cultivé, ne sut pas profiter de l’élan patriotique et de l’unité nationale provoqués par la guerre contre Napoléon (la retraite de Russie en 1812) pour imposer les réformes nécessaires. Du reste, les premiers jours du règne de son frère, Nicolas Ier (1796-1825-1855), furent marqués par la rébellion d’une garnison de Saint-Pétersbourg, menée par des nobles éclairés et vite réprimée (les décembristes).
Militaire dans l’âme, Nicolas Ier apparut comme le gendarme de l’Europe lors du Printemps des peuples en 1848. C’est pourtant la désastreuse guerre de Crimée contre l’Empire ottoman, alors appuyé par les Français et les Anglais, qui mit en lumière le sous-développement de l’armée russe et qui, corrélativement, affermit le prestige militaire de Napoléon III.
Paradoxalement, son fils Alexandre II (1818-1855-1881) fut la cible de plusieurs attentats, dont le dernier lui fut fatal, alors qu’il avait entrepris de nombreuses réformes, un peu malgré lui, il est vrai, dont l’abolition du servage en 1861. Alexandre III (1845-1881-1894) ne poursuivit pas la timide libéralisation du régime et de la société amorcée par son père. Ce furent cependant des années de paix et d’industrialisation, marquées au plan extérieur par le rapprochement avec la France, dont un pont de Paris garde la trace.
De cette époque datent aussi les fameux emprunts russes, cause de la ruine de nombreux rentiers français après la révolution bolchevique. Nicolas II (voir p. 66), enfin, le dernier des Romanov, ne se sentait pas capable de régner. Faible et indécis, il perdit tout crédit auprès des nobles, ses soutiens naturels, en laissant entrer Raspoutine le moujik dans son cercle le plus intime. Il abdiqua presque sans résister en 1917.
Un archaïsme social
La déflagration de la révolution d’Octobre a été d’autant plus forte que les revendications sociales avaient été sévèrement réprimées tout au long du xixe siècle alors que partout en Europe les nations se démocratisaient. Si le régime autocratique s’est maintenu si longtemps, c’est en raison du lien personnel entre le tsar et les moujiks et du lien d’intérêt entre le tsar et les nobles. Le servage a constitué la clef de voûte du système. La noblesse vivait principalement de ses immenses terres, profitant d’une main-d’œuvre paysanne gratuite et asservie. Pilier du régime, elle a longtemps convaincu le tsar que toute libéralisation ne pouvait qu’entraîner l’anarchie. L’insuffisante redistribution des terres consécutive à la suppression du servage en 1861, qui ne fut pleinement effective qu’à partir de 1881, contribua à décevoir une paysannerie paradoxalement très respectueuse du tsar.
Dans le même temps, le tsar ne répondit jamais à l’aspiration des nobles éclairés, des intellectuels et des bourgeois à la mise en place d’une monarchie parlementaire sur le modèle appliqué dans d’autres pays européens. Car la société russe de l’époque ne se résume en effet pas à une masse paysanne illettrée, une armée contrôlée par l’aristocratie et un tsar sacralisé. Une économie en développement a permis l’émergence d’une vie intellectuelle et artistique qui a pour représentants : Gogol, Dostoïevski, Tolstoï, Tchaïkovski et, au tournant du xxe, Diaghilev, Kandinsky, Malevitch, les collectionneurs Morozov et Chtchoukine…
Une cour insolemment brillante
L’incapacité des tsars successifs à moderniser la société russe tient en partie à leur isolement au milieu de courtisans. Toute la cour vit à Saint-Pétersbourg, capitale de la Russie depuis 1712. Moscou, l’autre grande ville du pays, ne brille que par intermittence, lors du couronnement des tsars. Le grand incendie de 1812 aurait même pu lui être fatal si sa localisation géographique, plus centrale que celle de Saint-Pétersbourg, ne lui avait permis de tirer parti du lent décollage industriel de l’empire au milieu du xixe siècle. Moscou devient alors le centre du réseau ferroviaire et s’installe progressivement comme capitale économique, et même intellectuelle.
La cour des Romanov à Saint-Pétersbourg est pourtant l’une des plus brillantes d’Europe, si ce n’est, avec Alexandre II, la plus brillante. Saint-Pétersbourg porte bien son nom de « fenêtre sur l’Occident ». Des architectes italiens y ont construit du temps de Pierre le Grand et de Catherine II des palais et bâtiments Renaissance.
Comme à Versailles, tout s’organise autour du palais d’Hiver et de ses extensions successives le long de la Neva. Résidence de la famille impériale, il est aussi le lieu du pouvoir. Une étiquette très précise codifie le rang de chacun lors des différentes manifestations officielles. Le déplacement du tsar de ses appartements vers la salle Saint-Georges, où se tiennent les audiences publiques, ou vers l’une des deux églises du palais pour l’office religieux est un long cortège dans un ordre très subtil. La représentation et les attributs du pouvoir assoient celui-ci.
Les fêtes officielles sont l’occasion d’étaler tout le faste de l’aristocratie russe au regard des diplomates étrangers parfois invités. La mode européenne des vêtements près du corps s’est imposée depuis longtemps. Les femmes portent des robes aux riches étoffes et des bijoux luxueux. Les hommes, le plus souvent des militaires, arborent les tenues d’apparat de leur corps d’origine. Bals, costumés ou non, banquets, concerts célèbrent les événements majeurs civils ou religieux : le nouvel an, Pâques, l’anniversaire des souverains, de la fondation de la dynastie… Les tables sont décorées d’orfèvrerie fabriquée par la maison Fabergé, les repas sont servis à la française par une nuée de serveurs en tenue. La cour se rend parfois au théâtre où quelques aristocrates n’hésitent pas à monter sur scène pour voir, ou encore jouer les fameux Ballets russes sur une composition musicale du non moins célèbre Tchaïkovski (1840-1893). Mais plus que tout, la noblesse aime les jeux de cartes. La demande est si forte que dès sa première année d’activité, l’usine impériale de fabrication de cartes ne livre pas moins de 100 000 jeux à la bonne société. Le prince Alexandre Galitzine est resté célèbre pour avoir perdu toute sa fortune au whist, y compris sa femme sur un dernier coup de tête.
Il y a fort à parier que toute cette démesure caractérisera également les festivités qui ne manqueront pas de commémorer en 2013 la proclamation, il y a quatre cents ans, du tsar Michel Fiodorovitch, fondateur de la dynastie des Romanov (voir p. 66). nJean-Christophe Castelain
Réouverture de l’Hermitage Amsterdam
Le nouvel Hermitage Amsterdam vient opportunément combler une offre muséale amsterdamoise passablement carencée ces temps-ci. Des trois grands musées, seul le musée Van Gogh est en effet ouvert, les deux autres étant en travaux (à l’exception de quelques petites salles du Rijksmuseum qui rassemblent un best of du musée).
Une fenêtre sur les collections de l’Ermitage
Cette antenne de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, inaugurée en grande pompe le 19 juin par la reine Beatrix et le président Medvedev, est plus qu’une simple extension du site déjà existant. Elle s’installe en effet dans un magnifique bâtiment sur la rivière Amstel.
Construit en 1681-1683, l’édifice accueillait jusqu’alors une maison de retraite. Les architectes ont pu conserver la façade classique et transformer un site sombre et très cloisonné en deux immenses et très lumineuses galeries accompagnées de quarante-quatre cabinets. Ils ont même réussi à imposer la couleur rouge-brune originelle des façades, alors que la plupart des murs de la ville sont dans cette teinte vert forêt si caractéristique d’Amsterdam. L’ensemble dispose d’une surface de 9 000 m2 agrémentée d’un vaste jardin intérieur et est doté de tous les services attendus dans un musée moderne : restaurant, librairie..
L’édifice appartient à la ville d’Amsterdam, qui le loue à une fondation mixte. Ce n’est pas vraiment un musée, car il ne possède pas de collection permanente. On y voit donc essentiellement des expositions temporaires de très longue durée, avec des œuvres prélevées dans les inépuisables collections du musée russe. Si la première exposition brasse large, c’est pour pouvoir associer tous les départements de l’Ermitage. L’accrochage suivant mettra en valeur l’extraordinaire collection constituée de splendides Braque, Matisse et Picasso. Le coût total des travaux s’élève à 40 millions d’euros, et les recettes de fonctionnement sont entièrement privées. La moitié des revenus provient du mécénat et l’autre moitié, de la billetterie. Voilà pourquoi le billet d’entrée est si cher – 15 euros –, en phase avec les tarifs souvent prohibitifs des musées d’Amsterdam.
Repères
1613
Michel Fédorovitch est élu souverain par une assemblée.
1706
Pierre Ier le Grand décide de construire sa nouvelle capitale à Saint-Pétersbourg, « une fenêtre sur l’Europe ».
1762
Catherine II la Grande fait détrôner et tuer son mari Pierre III et s’empare du pouvoir. Elle accélère l’ouverture vers l’Europe entreprise par Pierre Ier.
1812
La victoire d’Alexandre Ier sur Napoléon Ier provoque un vase élan patriotique.
1856
La Russie sort perdante de la Guerre de Crimée.
1861
Fin du servage, nouveau statut des paysans.
1894
Nicolas II (1868-1918) monte sur le trône impérial.
1905
« Dimanche Rouge » : la troupe tire sur la foule. Les troubles vite réprimés, aboutissent cependant à la création d’une assemblée consultative élue.
1917
Révolution d’Octobre. Nicolas II abdique.
1918
La famille du Tsar est exécutée à Ekaterinbourg.
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Splendeurs et aveuglement des derniers Romanov
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « À la cour de Russie » depuis le 20 juin 2009. Hermitage Amsterdam (Pays-Bas). Ouvert tous les jours de 10 h à 17 h. Tarif : 15 euros. www.hermitage.nl/en • et « Moscou : splendeur des Romanov » du 11 juillet au 13 septembre 2009. Grimaldi Forum Monaco. Tous les jours de 10 h à 20 h, 22 h le jeudi. Tarifs : 10 et 8 euros. www.grimaldiforum.com Diaghilev à Monaco. L’exposition du Grimaldi Forum est accompagnée d’une commémoration en 200 documents du centenaire de la création des Ballets russes au théâtre du Châtelet à Paris par Serge Diaghilev (1872-1929), le génial directeur de compagnie qui sut associer chorégraphes, compositeurs, danseurs et peintres dans ses mises en scène. « Étonne-moi ! Serge Diaghilev et les Ballets russes. À partir du 9 juillet.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°615 du 1 juillet 2009, avec le titre suivant : Splendeurs et aveuglement des derniers Romanov