Le Palais de Tokyo offre une captivante exposition de Jean-Michel Alberola dont la géographie des points de vue et les influences littéraires participent de la construction d’un regard.
PARIS - Pénétrer dans l’exposition consacrée à Jean-Michel Alberola par le Palais de Tokyo, à Paris, c’est accepter d’entrer dans l’inconnu, accepter de se perdre dans un travail qui se développe en rhizome, s’amuse avec les va-et-vient, pose des indices pas nécessairement intelligibles en eux-mêmes mais qui, au final, laissent au spectateur la sensation qu’il a cheminé dans un espace mental, arpenté un tout et pas seulement une succession d’œuvres.
Dans une courte introduction rédigée pour la publication qui accompagne l’exposition, l’artiste avoue son manque d’appétence pour une lecture globale et balisée de son œuvre : « Il y aurait donc une tentative, ici, de démontrer qu’une unité se faufile au milieu de ce désordre ? […] Il n’y a plus de hiérarchie, il n’y a plus d’ordre connu, il n’y a plus de désordre implicite. Tout est là dans cette tentative qui ne démontre plus rien. Surtout pas une unité. Puisque l’unité, ici, n’est que la trajectoire de la fourmi. »
On l’aura compris, la totalité éventuelle n’est pas corrélée à l’idée d’unité. Surtout, Alberola, qui s’ingénie à entretenir de tous côtés l’incertitude et le doute, tant rien dans son travail n’est univoque ni frappé du sceau de l’évidence, semble assimiler le visiteur, ici semblable à la fourmi, au maillon essentiel seul à même de pouvoir relier les pièces du puzzle en fonction de sa lecture propre.
État effervescent
Captivante, cette exposition mêle un peu toutes les pratiques même si la peinture y prédomine, une peinture complexe, fragmentée elle aussi, perpétuellement construite en séries comme autant de rébus, avec des rappels et des réminiscences. Centrale est la série intitulée « Le Roi de rien » (1997-2015), dont tous les tableaux figurent un homme assis sur une chaise – l’artiste ? – dans un environnement subtilement changeant, mouvant, un personnage qui flirte avec la disparition. Ainsi le spectateur a-t-il le sentiment d’évoluer dans une pensée en constante effervescence. Intitulée L’État de mes pensées (1999-2000), l’une des œuvres ouvrant le parcours n’est-elle pas une tête cernée par des œufs d’autruche suspendus laissant entrevoir un certain bouleversement ?
Partout affleure une obsession pour la cartographie, la découverte de territoires géographiques, mentaux, mais aussi littéraires, des territoires inachevés qui conduisent vers des découvertes : il y a toujours un inconnu chez Alberola. « Entrée des idées dans une structure inconnue mais accueillante », énonce l’un de ses tableaux, comme une invite à se laisser porter par la curiosité, à regarder en avançant presque à tâtons. Car la problématique du regard est centrale. Dans le film La Vie de Manet (1983-1984), animé par l’idée de la quête de l’image, une phrase, déclamée en voix off, est stupéfiante : « Peut-être faudrait-il devenir aveugle ou voir moins bien pour pouvoir sentir le réel ? » Presque programmatique de son travail, une telle affirmation tend à une redéfinition de la lecture et de la vision qui se feraient désormais entre le caché et le révélé, en donnant à voir sans dire ou sans expliciter, dans une cohabitation de tous les instants entre connu et inconnu.
Au nombre des références littéraires qui participent de la géographie mouvante d’Alberola, apparaît la figure de Robert Louis Stevenson, l’auteur de L’Île au trésor, dont la bibliothèque, réelle ou imaginaire, peu importe, est là reconstituée (Continent Stevenson, 2014). L’obsession pour le territoire à la fois physique et mental refait surface. Mais surtout, un intérêt tel pour cet auteur n’est pas étonnant, son écriture étant en partie fondée sur une multiplicité de narrateurs et de points de vue permettant de construire une narration complexe, qui n’est pas sans rappeler la manière de l’artiste.
Au terme de l’exposition, une petite note dactylographiée laisse à entendre que ce dernier est parti pour Vailima, dernière demeure de l’écrivain voyageur aux Samoa. L’Homme invisible (2010) a sans doute pris du champ, afin d’explorer des territoires inédits pour le regard.
Commissaire : Katell Jaffrès
Nombre d’œuvres : environ 300
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Se perdre dans l’inconnu avec Alberola
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 16 mai, Palais de Tokyo, 13, avenue du Président-Wilson, 75116 Paris, tél. 01 81 97 35 88, www.palaisdetokyo.com, tlj sauf mardi, midi-minuit, entrée 10 €. Catalogue, coéd. Palais de Tokyo/Les Presses du réel, 96 p., 17 €. Voir aussi « J.-M. A., Les détails de l’aventure », à la galerie Templon, impasse Beaubourg, Paris-3e, jusqu’au 28 mai.
Légende photo
Vue de l’exposition de Jean-Michel Alberola, L’aventure des détails, Palais de Tokyo, Paris. © Photo : André Morin.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°455 du 15 avril 2016, avec le titre suivant : Se perdre dans l’inconnu avec Alberola