Alisa LaGamma, commissaire de l'exposition « Genesis : Ideas of Origin in African Sculpture » qui se tient au Metropolitan Museum of Art de New York jusqu'au 13 avril prochain, et par ailleurs conservateur-adjoint du département des arts d'Afrique, d'Océanie et des Amériques de ce même musée, lance un pari audacieux, mais dont elle a su mesurer et maîtriser les enjeux.
Le risque était évidemment de mêler à la banalité d'un thème bien connu des généralités qui aplaniraient les disparités culturelles en ne laissant ressortir que quelques lignes de force, à travers des formulations suffisamment vagues pour embrasser l'ensemble d'un immense continent. Comment l'homme conçoit-il ses origines ? Comment faut-il comprendre la notion de genèse ? Vastes questions, effectivement, qu'il a paru stimulant à la chercheuse de creuser en prenant pour terrain d'exploration rien de moins que le berceau de l'humanité, l'Afrique. Il s'agit, avec un tel projet, de regarder la diversité des mythes de création, d'examiner les cosmogonies d'un ensemble représentatif de cultures africaines, de dégager les fondements philosophiques sur lesquels sont établies les sociétés concernées, afin de montrer tout simplement comment, en Afrique, les gens conçoivent l'origine de l'homme.
Alisa LaGamma a donc décidé d'organiser la présentation des pièces en deux parties : trente-cinq premiers objets de formes, d'origines et de factures variables, couvrant dix-neuf cultures différentes (1), permettent de poser les principes généraux qui procurent une clé de lecture à l'ensemble de l'exposition ; puis quarante objets supplémentaires, tous issus de la culture bamana du Mali et, qui plus est, tous constituant autant de variations du même type de sculpture : le masque-cimier appelé ci wara, fournissent une illustration concrète de ces principes. La quarantaine de ci wara exposée va ainsi offrir un angle d'approche particulièrement incisif de la culture bamana, comme une loupe détaillant les richesses de cette culture sur la question des origines. En attachant le regard du visiteur à une production précise, dont les contours et l'évolution dans le temps sont cernés avec rigueur grâce à l'étude en profondeur que permettent les séries, ce deuxième volet évite l'écueil de l'impressionnisme et des clichés, auquel aurait condamné un simple survol du continent.
Partout en Afrique noire, les porteurs privilégiés des traditions sont les artistes : plasticiens, poètes et surtout conteurs, issus de la caste des griots. Ces derniers donnent, chacun à sa manière, une expression de l'idée d'origine et d'identité commune à leur culture – et variant du reste avec elle suivant la région considérée – dans des œuvres qui leur sont personnelles, mais qui transmettent des traditions collectives et véhiculent les interdits ou les prescriptions. Il se trouve que, par vocation, en vertu peut-être d'une tendance spontanée, les œuvres majeures de l'art africain retiennent comme thème favori l'idée même de création et d'origine. D'où la relative aisance avec laquelle une pareille exposition garde son fil directeur. Dans toute société, un mythe des origines, à dimension généralement religieuse, prédomine ; il est censé avoir une valeur à la fois universelle pour l'humanité et fondatrice pour la société qui le met en place. En Afrique, ce mythe met souvent en scène des ancêtres dont procède un lignage, puis un village, puis le cas échéant un royaume.
Si l'on s'en tient aux faits marquants pour la plupart des cultures africaines, le principe d'identité auquel se réfère la collectivité y trouve son ciment dans un mythe de création connu de tous ; inversement, la forme que revêt le mythe correspond au principe social qui a présidé à l'organisation de la collectivité et, partant, ce mythe résume pour ainsi dire les traits spécifiques de la communauté culturelle en cause. Chaque mythe de création a donc très intimement partie liée avec l'organisation sociale de la culture où il se trouve diffusé. La notion de genèse a cependant plusieurs modalités d'expression. L'idée d'origine peut faire référence aux ancêtres dont on retrace la généalogie pour mieux entretenir leur culte, mais aussi, de façon plus précise, à l'invention de l'agriculture comme chez les Bamana, justement, ou encore à l'apparition de tel ou tel régime politique coïncidant avec la mise en place d'institutions sociales, la naissance d'une dynastie par exemple.
D'après les objets présentés ici, trois modèles de mythes originels semblent ressortir : celui d'une genèse de l'humanité, celui de la fondation de royaumes et celui des ancêtres créateurs d'un lignage. De très beaux objets servent d'exemples à ces diverses options. La genèse de l'humanité est concrètement incarnée par le Couple primordial – ici une pièce du XIXe siècle – célébré chez les Sénoufo de Côte-d'Ivoire. Cet archétype de l'humanité, qui n'est pas sans évoquer Adam et Ève, constitue le couple fondateur au sein duquel, notons-le, est valorisé le rôle de la femme comme matrice de vie et comme intermédiaire avec le monde surnaturel, le monde des esprits d'où provient l'enfant à naître. D'emblée, on constate un pont possible entre les modèles mythiques, car le couple fondateur ne peut qu'engendrer une descendance et créer un lignage. Une figuration plus abstraite de la genèse humaine serait la Tête d'Ilé-Ifé (XIIe-XIVe siècle) provenant du site d'Ilé-Ifé au Nigeria. Sa beauté idéale glorifie les caractères de l'humanité telle que l'aurait conçue le dieu Obatala du panthéon yorouba. Dieu artiste, en effet, Obatala est adoré au sein de cette culture pour avoir modelé l'humanité dans l'argile et fait surgir la vie à partir de la matière inerte. Les sculptures d'Ilé-Ifé seraient donc des métaphores de la création divine.
Précisons toutefois que les têtes d'Ilé-Ifé, avec leurs striures reconnaissables et probablement à l'image des scarifications dont les femmes étaient porteuses, ont été produites entre le XIIe et le XIVe siècle : la culture yorouba est postérieure à cette période, même si elle s'est implantée dans la même région, ce qui semble légitimer le rattachement mythique que suggère l'interprétation des organisateurs de « Genesis ».
Des sculptures au service du politique
Le mythe de fondation de royaumes confère une autre fonction aux sculptures : elles aident à asseoir le pouvoir politique ; elles font office de légitimation originelle de l'autorité. En associant en une image matérielle le leader et sa fonction, la sculpture remplit quasiment un rôle d'investiture. C'est un insigne du pouvoir, analogue aux sceptres dans les contrées européennes. La superbe triade de masques kuba de la République démocratique du Congo présentée ici correspond à cette symbolique. Les trois masques entretiennent une relation particulière, ils miment une sorte de saynète, de drame qui retrace un double mythe, fondation du pouvoir royal et péché originel. Mais d'autres regalia sont visibles au Met : les objets de culture luba, toujours en ex-Zaïre, faisaient partie, d'après une tradition qui remonte au xvie-xviie siècle, d'un ensemble solennellement remis au souverain lors des cérémonies d'investiture. Le monarque qui les recevait devenait alors une réincarnation du premier roi luba, Kalala Llunga, prince chasseur dont le lignage divin est emblématisé par ces objets. Un peu plus au sud, chez les Tchokwé d'Angola, quelques pièces représentent l'ancêtre royal Chibinda Llunga, lui aussi prince chasseur, appartenant à l'évidence au même lignage que Kalala Llunga, et qui, comme son parent, aurait enseigné l'art cynégétique à son peuple. Ce genre de statuaire s'inscrit dans la tradition des portraits royaux destinés à manifester l'autorité du monarque. Le chef passait commande aux artistes du village de ces objets pour renforcer son prestige, car ils l'établissaient en maître temporel sur terre et en intermédiaire spirituel avec l'au-delà.
Pour le troisième scénario de mythe d'origine, celui des ancêtres créateurs du lignage, une série de pièces de provenance variée – cimier des peuples Baga en Guinée-Conakry, masques bwa et mossi du Burkina Faso, sculpture fang du Cameroun, figures d'ancêtres des cultures bwendé, tabwa, hemba ou boyo en République démocratique du Congo – montre autant d'illustrations de la fonction des représentations sculptées, faites dans l'esprit de leur détenteur pour rendre hommage aux ancêtres de son propre lignage, mais également pour impressionner ceux des lignages rivaux.
Cela dit, c'est avec le parcours étudiant les différentes versions du ci wara ou masque-cimier, chez les Bamana du Mali, que l'exposition prend son relief le plus complet. La plastique des ci wara est une des plus connues d'Afrique dans notre Occident, où elle a d'ailleurs influencé des artistes comme Constantin Brancusi, Marius de Zayas ou Fernand Léger. Le catalogue rappelle ainsi que, durant la période « art nègre », un spectacle des Ballets suédois organisé en 1923 au Théâtre des Champs-Élysées, avec pour titre La Création du monde, s'inspira des ci wara. Associé à Fernand Léger comme costumier et au chorégraphe Jan Börlin, Blaise Cendrars, dans le livret accompagnant une musique de Darius Milhaud, avait imaginé pour l'occasion un scénario qui reprenait les « idées africaines » sur la cosmologie des origines. Mais l'on pourrait mentionner des artistes africains contemporains qui continuent à se référer aux ci wara. Une toile comme Adoratrice (1981) du Togolais Paul Ahyi, lequel avait, au demeurant, confronté son propre enracinement culturel aux modèles européens en venant suivre les cours des Beaux-Arts de Paris à la fin des années 1950, prend place dans cette mouvance.
Ci Wara, l’initiateur de l’agriculture
Au départ, Ci Wara est le nom du héros mythique qui, pour les Bamana, a inventé l'agriculture et l'a enseignée aux hommes. Ce créateur, honoré également des Sénoufo, mérite qu'on relate son histoire. Tout commence avec l'esprit divin, Pemba. Il se transforme en graine d'acacia. L'acacia va croître puis perdre une branche, Pembélé, qui, une fois à terre, devient une femme, connue sous le nom de Mouso Koroni, phénomène typique de création divine à base de végétaux. Mouso Koroni s'unit ensuite à un cobra et enfante Ci Wara, mi-humain, mi-animal, qui apprendra les principes de l'agriculture aux hommes. Il convient au passage de remarquer que les sculptures-cimiers dites ci wara ne constituent que des représentations extérieures de Ci Wara, dénuées de tous les pouvoirs du héros. La force spirituelle qu'il transmet est renfermée par un autre type de sculpture aux formes plus rudimentaires, le boli. Dans les danses, lors des sorties de masques qui ont lieu en général pour les festivals précédant la saison des pluies, les ci wara sont exhibés en couple : un mâle et une femelle, l'effigie féminine portant un petit sur son dos, tandis que le cimier masculin a fréquemment des attributs sexuels assez prononcés. Le masque rassemble en une même représentation les forces de trois animaux : antilope, pangolin et fourmilier. Ces cimiers sont traditionnellement employés par les sociétés secrètes qui, en l'honneur de la fertilité, structurent, dans la culture bamana, les rites initiatiques et les cérémonies de passage. Les danses, dont la tonalité originelle est religieuse, célèbrent les compétences et l'habileté des fermiers obtenues grâce au don de l'agriculture par Ci Wara. Mais des enquêtes de terrain menées dès le début du xxe siècle ont prouvé que ce système de sociétés à plusieurs grades avait disparu dans la plupart des villages. Il a néanmoins d'abord évolué au sein de la sphère religieuse, réinvesti dans les rites de circoncision pour lesquels la dimension agricole perdurait, puisque les ci wara servaient à y encourager les jeunes gens à devenir de bons fermiers. Puis, dans la seconde moitié du xxe siècle, ces objets ont fini par prendre un usage purement folklorique à valeur de divertissement populaire pour les touristes. Ainsi, un danseur, censé incarner l'esprit dont il prend le masque, est à peine couvert ce qui équivaut en toute rigueur à un sacrilège, mais il se sert quand même du bâton pour fouiller la terre, conformément aux préceptes de Ci Wara. Ces étapes dans le traitement artistique se traduisent par des noms successifs donnés au même objet, le masque-cimier, dont la forme évolue avec la symbolique : ci wara, sogoni koun, n'gonzon koun ou encore nama tyétyé.
Ce n'est pas le moindre intérêt de l'exposition « Genesis » que de montrer une telle évolution dans la fonction d'un même objet selon les changements historiques que subit sa culture-source, d'autant que sur un continent de tradition orale, la transmission, malléable et fragilisée, est susceptible de connaître des à-coups au gré des circonstances. L'approche occidentale, avec sa manie des étiquettes, privilégie trop souvent les interprétations statiques fournies par un ethnologue de passage, lequel présente une photographie de la culture examinée à l'instant donné où il se trouve sur place. On ignore largement, avouons-le, les mutations qui, dans les cultures africaines, s'opèrent au sein d'une même tradition d'une génération à l'autre, les pratiques et modifications sociales qui s'interposent entre l'artiste et son œuvre au moment de traiter un thème ancestral. Cette ignorance est désormais partiellement réparée grâce à l'exposition « Genesis ».
1-Pour l'Afrique de l'Ouest, les cultures baga (Sierra Leone), sénoufo (Côte-d'Ivoire), dogon, kurumba (Mali), bobo, bwa, mossi (Burkina Faso) et yorouba (Nigeria) ; pour l'Afrique équatoriale, les cultures fang (Cameroun), bwendé (Congo), kuba, boyo, hemba, tabwa, luba (République démocratique du Congo) et tchokwé (Angola) ; enfin pour l'Afrique australe, les cultures ndembélé (Mozambique), ntwané et sotho (Afrique du Sud).
« Genesis : Ideas of Origin in African Sculpture », The Metropolitan Museum of Art, New York, tél. 212 879 5500. Ouverture au public du 19 novembre 2002 au 13 avril 2003.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°544 du 1 février 2003, avec le titre suivant : Sculpture africaine