En juxtaposant des sculptures égyptiennes et d’autres provenant d’Afrique subsaharienne, le Metropolitan Museum of Art de New York propose de « décentrer le regard » sur ses collections. Les parallèles ne sont toutefois pas explicités ni justifiés.
New York. La salle est étroite, son entrée presque dérobée au milieu du long corridor qui traverse le département des antiquités égyptiennes : en dépit de l’importance symbolique que veut lui donner le Metropolitan Museum of Art (Met) de New York, l’exposition « The African Origin of Civilization » [« L’origine africaine de la civilisation »] qui y a débuté en décembre dernier n’impressionne pas par ses dimensions. Quarante-deux sculptures issues des collections permanentes se côtoient dans cet espace obscur étriqué au cœur du musée ; elles sont organisées en vingt et une paires qui rapprochent à chaque fois une œuvre de l’Égypte ancienne et une autre provenant d’Afrique subsaharienne. L’idée consiste à célébrer la « diversité culturelle » en contextualisant les antiquités égyptiennes comme appartenant à la sphère culturelle africaine pour « décentrer notre regard » et mettre en avant l’Afrique comme « source de notre ascendance commune » et de « l’expression créative humaine ».
Ces juxtapositions ont à voir avec la récente fermeture pour rénovation de l’aile Michael C. Rockefeller qui abrite d’ordinaire les galeries du département des Arts d’Afrique, des Amériques et d’Océanie. Le musée saisit surtout cette occasion pour prendre part, à bien peu de frais, aux débats qui traversent une Amérique enfiévrée par les enjeux de diversité et d’inclusivité. L’exposition, par son geste d’unification, voudrait se donner le beau rôle à l’heure où la présence des arts africains dans les musées occidentaux fait l’objet de nombreuses critiques. Elle passe malheureusement trop de questions sous silence et se montre trop timorée pour y parvenir tout à fait.
« Célébration de la beauté », « Forces suscitant l’admiration » ou encore « Maîtrise des métaux » : les thèmes qui structurent l’exposition ne brillent ni par leur précision ni par leur pertinence. Les rapprochements eux-mêmes, entre des œuvres que séparent parfois des millénaires (les sculptures égyptiennes vont de 3650 à 350 av. J.-C., quand l’objet d’Afrique subsaharienne le plus ancien date du XVIe siècle), ne sont ni expliqués ni justifiés.
« Malgré la distance chronologique et géographique qui sépare les œuvres de ces deux collections distinctes, les visiteurs pourront apprécier des parallèles et des contrastes inattendus qui approfondiront leur compréhension de l’importance et de l’étendue du rôle joué par l’Afrique comme source de civilisation », annonce le texte d’introduction. Rapprocher le fragment d’un portrait de reine égyptienne (XIVe siècle av. J.-C.) et un masque-pendentif représentant une souveraine béninoise (XVIe siècle) n’a pourtant pas grand-chose d’« inattendu ». Les autres parallèles, entre figures de guerriers, animaux protecteurs ou appui-têtes sculptés, ne font pas non plus apparaître de singularité africaine. D’autant qu’aucun cartel n’établit de connexion directe et documentée entre les deux œuvres d’une même paire : les parallèles et les contrastes, beaucoup plus visuels que factuels, sont en fait laissés libres à l’imagination du visiteur. Les œuvres se ressemblent, voilà tout.
Pour tenter de masquer cette faiblesse conceptuelle, les deux commissaires, Alisa LaGamma, conservatrice en chef chargée des arts africains, et Diana Craig Patch, directrice du département des antiquités égyptiennes, promeuvent l’exposition comme un hommage à l’historien et homme politique sénégalais Cheikh Anta Diop et à son ouvrage Antériorité des civilisations nègres : mythe ou vérité historique ? [éd. Présence africaine pour l’édition française]. Dans ce livre de 1974, celui-ci appelait de ses vœux une égyptologie « afrocentrée » qui reconnaîtrait l’Égypte ancienne comme une « civilisation nègre » et le berceau des cultures africaines subsahariennes. La référence à Diop ne quitte pourtant jamais le texte d’introduction et aucun des vingt et un rapprochements ne vient élucider, compléter ou amender sa thèse.
Tout se passe au fond comme si l’exposition refusait de prendre parti. Le musée a beau se féliciter de présenter ensemble « pour la première fois de son histoire » ces œuvres iconiques, il est loin d’être pionnier en la matière. Pour ne prendre que le Brooklyn Museum, une nouvelle présentation des antiquités égyptiennes établit depuis 2015 de manière claire ces connexions intracontinentales et critique ouvertement une égyptologie « eurocentrée ». Le Met ne va jamais aussi loin, explicitement du moins, et « The African Origin of Civilization » donne au visiteur l’étrange impression d’un louvoiement permanent entre un discours qui se voudrait militant sans l’être vraiment et l’évitement habile de questions fondamentales que l’institution ne semble pas prête à soulever.
Muettes sur la thèse de Diop, qui est censée les légitimer, les juxtapositions le sont aussi par exemple sur la provenance des œuvres. Le silence est d’autant plus assourdissant, compte tenu de l’ambition politique de l’exposition, que cinq des vingt et une sculptures africaines subsahariennes ont été saisies « au moment de l’invasion de Benin City par les Britanniques en 1897 » ainsi que l’explique un cartel, pudiquement et en passant, et qu’elles font aujourd’hui l’objet de demandes de restitution. Reste à espérer que l’ambiguïté et la timidité de cet accrochage ne présagent pas de la future présentation des œuvres africaines au sein de l’aile Rockefeller rénovée, dont la réouverture est prévue pour 2024.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°585 du 18 mars 2022, avec le titre suivant : Avec « L’origine africaine de la civilisation », le Met peine à convaincre