Érudite et foisonnante, une exposition célèbre, au Musée du quai Branly,
les mille et une façons de tatouer son corps.
PARIS - « On ne saurait nommer un seul grand pays compris entre les régions polaires au nord, et la Nouvelle-Zélande, au midi, où les indigènes ne se tatouent pas. Cet usage a été pratiqué par les anciens Juifs et les Bretons d’autrefois. En Afrique, quelques indigènes se tatouent, mais beaucoup plus fréquemment, ils se couvrent de protubérances en se frottant de sel des incisions faites sur diverses parties du corps […]. Dans les pays arabes, il n’y a pas de beauté parfaite tant que les joues ou les tempes n’ont pas été balafrées », rapportait Charles Darwin en 1891. À l’aube du XXIe siècle, force est de constater que cette écriture à fleur de peau est loin d’avoir disparu ! En témoigne la passionnante exposition du Musée du quai Branly orchestrée par le duo de performeurs, journalistes et éditeurs Anne & Julien, eux-mêmes adeptes du tatouage.
Joliment mis en scène par le muséographe Reza Azard, ce parcours protéiforme explore ainsi de façon très complète l’évolution de cette pratique à travers les civilisations et les siècles (de la Polynésie au Japon, en passant par les Philippines), en montrant bien les glissements de sens et de fonction qui se sont opérés. Pratique longtemps jugée sulfureuse et marginale sous nos cieux, le tatouage est ainsi devenu depuis peu un objet de fascination, voire de snobisme. Pour preuve, les tatoueurs sont considérés comme des artistes à part entière et reçoivent désormais les honneurs des cimaises des musées. Il suffisait de voir, le jour du vernissage, l’émotion teintée de fierté de ces « Michel-Ange de l’épiderme » pour mesurer tout le chemin parcouru ! Au milieu de cette assistance « haute en couleur », on croisait ainsi le tatoueur français Tin-tin, reconnu par ses pairs comme l’un des maîtres de la discipline, mais aussi des artistes venus des quatre coins de la planète, qui semblaient encore tout étonnés de voir leur pratique célébrée sur les cimaises d’un grand musée parisien !
Une activité globalisée
Mais loin de se limiter à un banal exercice de « branchitude », l’exposition brasse avec bonheur des discours de nature anthropologique, sociologique, historique et artistique. Ponctuée de photographies et de vidéos, mais aussi d’œuvres d’art et de documents d’archives exceptionnels, la muséographie réussit le pari de restituer la dimension sensuelle et vivante d’une forme artistique dont le support n’est autre que la peau humaine ! Fil rouge tout au long du parcours, treize moulages en silicone de jambes, bustes et bras ont été ainsi « piqués » par des tatoueurs professionnels comme s’il s’agissait de peaux véritables. Ces « extraits de corps » (selon les termes utilisés par les commissaires) reflètent ainsi les différents styles et langages esthétiques en vogue en cette aube du XXIe siècle : figuratifs, géométriques, « tribaux », voire abstraits ! D’autres artistes ont été invités à présenter leur projet sur des kakemonos de toile, élargissant encore le champ des possibles en matière de signes et de palettes.
Car loin d’être recroquevillée sur elle-même, la confrérie des tatoueurs est ouverte sur le monde. « Les praticiens indigènes rencontrent, échangent avec leurs homologues occidentaux à tel point que le contexte contemporain du tatouage ne peut s’envisager qu’à travers l’influence mutuelle des uns sur les autres », écrit ainsi Sébastien Galliot dans le passionnant catalogue qui prolonge l’exposition. Et l’anthropologue de poursuivre : « Le tatouage est aujourd’hui une activité globalisée qui réunit, dans une même communauté de pratique rituelle, artistique et commerciale, Européens, Polynésiens, Amérindiens, Philippins, Malaisiens et Américains. »
L’acte ultime de résistance à la globalisation sera-t-il, bientôt, de laisser sa peau vierge de tout tatouage ? On se plaît à le croire… « Se marquer pour se faire re-marquer », tel semble l’adage d’une humanité en quête de mémoire et d’identité. Il suffit de voir les jeunes Maoris de Nouvelle-Zélande renouer avec la pratique du ta moko de leurs ancêtres et exhiber avec fierté leurs tatouages curvilignes et spiralés comme autant de signes d’appartenance à leur communauté.
Commissaires : Anne & Julien, fondateurs de la revue Hey ! modern art & pop culture
Conseiller artistique : Tin-tin, artiste tatoueur
Conseillers scientifiques : Sébastien Galliot, anthropologue, et Pascal Bagot, spécialiste du tatouage pour le Japon
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Rite - Écritures à fleur de peaux
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 18 octobre 2015, Musée du quai Branly, mezzanine ouest, 37, quai Branly, 75007 Paris, tél. 01 56 61 70 00, www.quaibranly.fr, mardi, mercredi, dimanche 11h-19h, jeudi, vendredi et samedi jusqu’à 21h.
Catalogue, sous la coordination scientifique d’Anne & Julien, coéd.
Musée du quai Branly/Actes Sud, 288 p., 45 €.
Légende photo
Jake Verzosa, La dernière femme Kalinga tatouée, 2011, tirage noir et blanc, collection de l'artiste. © Jake Verzosa.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°415 du 6 juin 2014, avec le titre suivant : Rite - Écritures à fleur de peaux