États-Unis - Art contemporain

Richard Serra : le monument espace-temps

Par Manou Farine · L'ŒIL

Le 31 juillet 2007 - 944 mots

Son parcours est long, mais c’est aux sculptures monumentales que le public identifie Serra. Des assemblages de plaques d’acier qui redéfinissent objet, sujet, espace et expérience sculpturale.

En 1967 et 1968, Richard Serra dresse une longue liste de verbes transitifs conjugués à l’infinitif : rouler, plisser, plier, accumuler, courber, raccourcir, tordre, déchirer… Autant de procédures et de gestes possibles qui pourraient tenir lieu de sculptures. Autant d’actions et d’interventions possibles sur les plaques d’acier dont le sculpteur américain va désormais faire sa grammaire première.
Donner forme au verbe c’est, au fond, ce à quoi s’emploie Serra. Plaques dangereusement empilées les unes sur les autres, cercles métalliques posés au sol, cubes, lignes, puis spirales, tores, sphères, ellipses, d’abord solitaires, puis disposées en combinaisons de sculptures, l’artiste déroule ses lourds panneaux et sectionne l’acier.

Une ingénierie aux dimensions de ses sculptures
Ses dessins le disent : c’est d’abord la ligne qui coupe. « Une ligne comme principe organisateur sépare et divise les éléments, schématise le plan de leur disposition et détermine l’activité qui y est appliquée », explique Serra. Se restreignant à l’acier, il commence à accroître les formats de ses sculptures, toujours à la recherche d’une tension, d’un équilibre précaire mis en scène. Toujours opposant la finesse des plaques à leur masse – 30 tonnes par plaque pour Clara-Clara en 1983.
Bientôt on n’expérimente plus seulement le volume extérieur de l’œuvre, on y entre. On ne tourne plus autour, on erre à l’intérieur. Inutile d’y chercher un point fixe, chaque perspective s’esquive à mesure que l’on arpente entre les murs d’acier.
Parfois les courbes se resserrent, s’éloignent, s’opposent, s’inclinent aventureusement vers l’intérieur ou ondulent. Angles, murs, virages et hauteurs vertigineuses, impossible pour le visiteur immergé de se saisir de l’œuvre dans son ensemble. La perception dépend du mouvement, l’extérieur ne dit rien de l’intérieur. La balade s’appréhende par fragments et rythmes changeants et la sculpture elle-même finit par se désigner par son poids et sa démesure.
Spectaculaire, tendue et capable pourtant de générer une singulière sensation d’intimité, c’est bien le regardeur et non plus l’objet qui est devenu « le sujet de l’œuvre ». Dès les années 1980 ce sont chiffres, mètres, tonnes, hauteurs, partenariats industriels, grues et équipes en surrégime. Serra délègue à l’ingénierie et aux procédures industrielles, se réservant la charge du dessin et la surveillance des délicates opérations de treuillage et de disposition.

Le colosse de Bilbao, merveille du monde de l’art
Ainsi en fut-il de la vertigineuse installation pour le musée Guggenheim à Bilbao. Ou de la conversation superlative et herculéenne entre l’architecte Frank O. Gehry et Serra, d’architecte à architecte – après tout Matthew Barney n’a-t-il pas confié pour son Cremaster 3 le rôle du maître architecte à Richard Serra ? Et Gehry n’avoue-t-il pas avoir imaginé cette vertigineuse salle en pensant au sculpteur – qui le lui rend bien ? Un long serpent d’acier sépare d’abord l’espace.
Huit ans plus tard, Serra y dispose la plus grande sculpture jamais réalisée : colosses épurés et fluides aux teintes oxydées, La Matière du temps met en scène plusieurs éléments. Pas moins de sept rubans en ellipse, trente-huit plaques d’acier qui semblent comme forcer le lieu et mettre en scène de possibles circulations dans l’espace. Serra anticipe et rythme le mouvement des corps. L’objet sculpture ne se conçoit plus sans l’espace, ni sans le sujet. Passages fluets, larges ouvertures, pauses, dedans ou autour, c’est à l’espace et au temps de devenir la matière. Tout est en mouvement, chaque plan étant incliné, aussi souple qu’une membrane.
La série des ellipses incurvées dont une version de 1999 est présentée au MoMA génère une désorientation d’un autre registre, les hauts murs d’acier interdisant toute ligne verticale. À l’intérieur de ce gigantesque volume clos, la perception joue entre le haut et le bas de la sculpture.

Questionner l’espace traditionnel du musée
À Beaubourg, comme au MoMA à New York, il arrive même que la sculpture un rien malicieuse se comporte comme une épreuve et teste la capacité du musée à accueillir l’art. Elle peut sembler vouloir soulever le plafond. Un tour de force sculptural. Comment donc y entre-t-elle ? Sans soudures ni étais, comment tient-elle ? L’architecture du lieu peut-elle y résister ? La relation avec le lieu devient comme inextricable et en profite au passage pour égratigner l’un des espaces sociaux les plus auto­référencés : celui du musée.
Voilà pour l’intérieur. Mais quand l’assemblage se mesure à l’espace public, les enjeux se déplacent. L’échelle sculpturale s’adapte à l’espace réel et les formats enflent encore. D’abord plates et parfois enfoncées dans le sol, les plaques passent à la verticale.
Un séjour au Japon en 1970 souffle à l’artiste la façon dont il va désormais se préoccuper des rapports d’espaces. « Dans un site urbain, analyse Serra, je vais tenir compte de la circulation, des rues, de l’architecture. Je construis une sorte de disjonction, quelque chose qui situera ce lieu et dans lequel on pénétrera au milieu de l’architecture environnante. »
La sculpture de Serra examine le matériau, le processus, joue des plans, des masses, des volumes et des ­contextes. En quarante ans, elle aura progressivement glissé en dehors d’une appréhension sèchement théorique et mentale pour s’abandonner à une expérience plus charnelle et sensible et céder peut-être à une forme de théâtralisation dont le minimalisme s’était précisément défendu.

Biographie

1939 Naissance de Richard Serra à San Francisco. 1961-1964 Élève de Josef Albers à l’université de Yale. 1964-1965 Découvre Brancusi en France et l’Arte Povera en Italie. 1969 Ses Splashings, projections de plomb fondu à même le mur, font de lui l’une des révélations de l’exposition bernoise. 1983 Rétrospective au Musée national d’art moderne, à Paris. 2005 Réalise The Matter of Time pour le Guggenheim de Frank Gerry à Bilbao. 2007 Vit et travaille à New York.

Autour de l’exposition

Informations pratiques
L’exposition « Richard Serra Sculpture: Forty Years » se tient jusqu’au 10 septembre 2007.
Commissaires: Kynaston McShine, Lynne Cooke.
Museum of Modern Art, 11, West 53th Street, New York. Ouvert tous les jours sauf le mardi de 10 h 30 à 17 h 30, le vendredi jusqu’à 20 h. Tarifs: 8 € et 4,50 €, tél. 212 708 9400, www.moma.org

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°593 du 1 juillet 2007, avec le titre suivant : Richard Serra : le monument espace-temps

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