L’hôtel de Caumont, à Aix-en-Provence, consacre son exposition d’hiver au grand maître de l’Art nouveau, Alphonse Mucha. Voici l’une de ses œuvres les plus célèbres, témoignant de son apothéose à Paris.
Cette jeune femme au port altier n’aurait peut-être pas vu le jour si Alphonse Mucha (1860- 1939) n’avait pas rencontré Sarah Bernhardt quatre ans auparavant. À la fin du mois de décembre 1894, peu avant Noël, la comédienne est éplorée. Elle a beau être l’une des plus célèbres actrices de son temps, le drame Gismonda de Victorien Sardou, dans lequel elle tient le rôle vedette au théâtre de la Renaissance, n’attire pas les foules. Selon elle, la publicité n’est pas à la hauteur. Elle contacte son imprimeur ; elle veut une nouvelle affiche ! Las, la plupart des artistes auxquels ce dernier aurait pu s’adresser sont en congés pour les fêtes, à l’exception d’un jeune Tchèque que personne ne connaît, du nom d’Alphonse Mucha. Il est arrivé à Paris sept ans auparavant, après une formation à l’académie des beaux-arts de Munich. Elle accepte. Mais, quand Mucha présente quelques jours plus tard à son imprimeur sa composition, qu’il a voulue unique et spectaculaire, celui-ci la trouve affreuse. Il l’envoie néanmoins à Sarah Bernhardt, faute d’alternative. À son retour chez lui, dépité, Mucha trouve sur la porte un mot de l’actrice qui lui enjoint de venir la trouver immédiatement au théâtre. « Il raconte y être allé à contrecœur, marchant dans la neige, le pas lourd », confie son arrière-petit-fils, Marcus Mucha, directeur exécutif de la Fondation Mucha et co-commissaire de l’exposition de l’hôtel de Caumont. Mais voilà qu’à son arrivée, Sarah Bernhardt le serre dans ses bras : « Monsieur Mucha, vous m’avez rendue immortelle ! » Elle signe un contrat de six ans avec lui et en fait son directeur artistique. La carrière du jeune artiste est lancée. Rapidement, le succès est au rendez-vous. L’affiche est à la mode, et les créations de Mucha suscitent l’engouement. Dans ses lithographies pour les productions théâtrales comme pour des produits commerciaux ou des calendriers – comme ici –, Alphonse Mucha crée un style immédiatement reconnaissable. Avec sa figure féminine idéalisée au centre de la composition, combinée à des motifs végétaux et géométriques, cette estampe représente, en 1898, l’apothéose du « style Mucha ». Cependant, les ambitions de cet artiste devenu une figure majeure de l’Art nouveau sont autres : ce franc-maçon, qui a conquis le tout-Paris et qui s’exporte à l’international, entend aussi mettre son art au service de son pays, alors sous domination austro-hongroise, et de la défense de l’identité slave.
L’art doit sortir des musées et coloniser les rues ! Pour donner l’art au peuple, Alphonse Mucha se plaît à utiliser la technologie de la lithographie en couleurs, qui se développe au XIXe siècle. Pas question cependant d’utiliser les rouges et bleus éclatants produits par les encres chimiques : tournant le dos à l’industrialisation, il choisit des tons pastel, plus proches de la nature. Cette dernière est omniprésente dans ses compositions, en particulier à travers des motifs floraux qui se déploient dans d’élégants entrelacs, signature du « style Mucha ». Ces caractéristiques vont devenir les éléments essentiels de cet Art nouveau qui s’épanouit dans les arts plastiques en Europe autour des années 1900. Né en 1860 dans un petit village de Moravie, Mucha puise son inspiration dans les paysages qu’il parcourait dans son enfance aussi bien que dans les motifs ornementaux de diverses cultures historiques, rococo, celtique, slave, islamique ou japonaise.
Depuis sa première affiche réalisée pour l’actrice Sarah Bernhardt en 1894, Mucha place toujours une figure féminine idéalisée au centre de ses lithographies. Il crée autour d‘elle une composition harmonieuse et tourbillonnante, faite de motifs décoratifs symboliques et de lignes élégamment incurvées. « Les femmes chez Mucha sont belles sans êtres sexualisées. Elles tirent leur force d’elles-mêmes, comme toutes les femmes de notre famille parmi lesquelles Alphonse Mucha a vécu : sa mère, son épouse, sa fille… », confie Marcus Mucha. Mais la beauté des figures féminines de l’artiste témoigne aussi de sa foi en une force spirituelle guidant l’homme vers la vertu. « L’homme comprend le sentiment de Beauté sur la terre et y devient sensible grâce à la femme ; la Beauté ouvre la voie à la bonté », écrit à une amie poétesse en 1902 cet humaniste pétri de mysticisme.
En 1897, une grande rétrospective est consacrée à Mucha au Salon des cent à Paris, où sont présentées 448 de ses créations, dont l’affiche créée pour Gismonda et une série de panneaux décoratifs. L’exposition remporte un immense succès, aussi bien auprès du public que de la critique. On s’arrache ses affiches et la presse relaie chacune de ses créations. En cette année qui marque l’apothéose de l’artiste, « l’affiche publicitaire tient une place beaucoup plus importante que l’univers du théâtre dans l’activité de Mucha », remarque l’historien de l’art Philippe Thiébaut dans le catalogue de l’exposition « Alphonse Mucha, maître de l’art nouveau ». L’artiste a en effet signé un contrat avec Ferdinand Champenois, imprimeur-éditeur omniprésent sur le marché, qui lui apporte de nombreuses commandes. Conçue pour un calendrier de l’année 1898, cette Rêverie a ensuite été incorporée par Champenois dans un catalogue d’estampes destiné aux clients désirant décorer leur intérieur. Il en existe plusieurs versions. « Sur l’espace blanc, figure dans certaines versions le nom de l’imprimeur, ainsi que son adresse », explique Marcus Mucha.
Quand il compose cette lithographie, Mucha est reconnu par le tout-Paris. Pourtant, ce n’est pas une Parisienne qu’il représente ici. « Son visage est slave, elle porte un vêtement traditionnel tchèque et les fleurs qui l’entourent évoquent celles que Mucha trouvait dans les champs bordant son village natal, Ivancice, en actuelle République tchèque. De plus, l’auréole entourant la jeune femme a une forme identique à celle des images saintes de l’église de son enfance », observe Marcus Mucha. Alphonse Mucha, qui a grandi en Moravie, province slave sous domination de l’empire austro-hongrois, met en effet son art au service de son pays et de tous les peuples slaves au nom d’une fraternité universelle. Son engagement sera particulièrement prégnant dans sa peinture, également exposée à l’hôtel de Caumont. En 1910, Mucha retournera en effet dans son pays natal pour réaliser son ambition de longue date : mettre son art exclusivement au service de son pays et de ses compatriotes slaves. Il refusera dès lors tout travail commercial.
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Rêverie, d'Alphonse Mucha
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°770 du 1 décembre 2023, avec le titre suivant : Rêverie, d'Alphonse Mucha