Éclairante sur ce que Giacometti a appris de Rodin, l’exposition de la Fondation Gianadda pâtit, c’est dommage, de son absence de médiation.
Martigny (Suisse). Si Catherine Grenier, directrice de la Fondation Giacometti, et Catherine Chevillot, directrice du Musée Rodin, ont pu proposer une exposition « Rodin-Giacometti » à la Fondation Pierre Gianadda, c’est d’abord parce que les deux sculpteurs sont présents dans les collections de l’institution et que Léonard Gianadda leur a déjà consacré plusieurs expositions. Le président de la fondation suisse est d’ailleurs toujours membre de la commission des acquisitions du Musée Rodin dont il a siégé au conseil d’administration. Mais entre Auguste Rodin (1840-1917) et Alberto Giacometti (1901-1966), il existe réellement une filiation que le troisième commissaire de l’exposition, Hugo Daniel, responsable du programme de recherche de l’Institut Giacometti, s’est employé à retracer. Le résultat de ces réflexions est présenté en plusieurs thèmes, parmi lesquels « Modelé et matière », « Déformations », « Relations au passé » ou « Séries », qui organisent 130 sculptures, dessins et photographies. Dans l’amphithéâtre que forme l’espace d’exposition de la Fondation Gianadda, le public peut aborder la visite par n’importe quel thème, même s’il est nécessairement attiré d’abord par la confrontation entre les sculptures des deux artistes portant le même titre de L’Homme qui marche (1907 et 1960), et les groupes – le Monument des Bourgeois de Calais (1889) de Rodin et La Clairière (1950, [voir ill.]) de Giacometti, par exemple – qui trônent au centre du dispositif.
Le catalogue commente très brièvement les rapprochements, d’ailleurs pertinents, mais pour les visiteurs qui n’en font pas l’acquisition, et en l’absence de panneaux de salle, les liens peuvent paraître ténus. Comme le précise Catherine Grenier : « Giacometti n’a pas pris de Rodin des leçons formelles mais des réponses aux questions que se pose un artiste qui veut représenter le corps humain dans l’espace ou en lien avec d’autres corps. » L’objectif de l’exposition est donc de voir Rodin à travers le regard de Giacometti dont on sait qu’il est revenu au vieux maître à partir des années 1930, au sortir de sa période surréaliste et abstraite. Des documents exposés, comme les catalogues de Rodin surchargés de dessins par Giacometti à différentes périodes, en sont la preuve. Cependant, la confrontation brute des œuvres pourrait parfois faire croire à un désir d’imitation, ce que démentent les commissaires.
En 2017, dans l’exposition organisée au Grand Palais pour le centenaire de la mort de Rodin, Catherine Chevillot avait montré à quel point la sculpture du XXe siècle lui était redevable, sans s’appesantir sur le cas de chacun des artistes héritiers. L’exposition de Martigny est le prolongement de cette réflexion, mais, lorsqu’on se concentre sur le rapport d’un seul sculpteur à la figure tutélaire, il devient nécessaire d’établir la filiation. Or, pour Giacometti, elle passe par Bourdelle qui fut son maître et qui, avant lui, a expérimenté les solutions rodiniennes présentées ici : socles, séries, déformations, accidents, etc. Il est dommage de ne pas évoquer cette clé, essentielle à la compréhension de Giacometti.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°529 du 20 septembre 2019, avec le titre suivant : Regarder Rodin avec les yeux de Giacometti