LANDERNEAU
Le Fonds pour la culture Hélène &Édouard Leclerc à Landerneau confronte Jean-Paul Riopelle et Joan Mitchell, qui furent longtemps en couple, dans un face-à-face esthétique.
Landerneau (Finistère). Le Fonds Hélène &Édouard Leclerc pour la culture reprend, à la suite du Musée national des beaux-arts du Québec et de celui d’Ontario à Toronto, une exposition originale réunissant deux peintres abstraits, Jean-Paul Riopelle (1923-2002) et Joan Mitchell (1925-1992). Un pari risqué, car si Riopelle est un héros national au Canada où le succès d’une exposition à laquelle il participe est garanti, ceci est moins évident en France.
Ce n’est pas une simple coïncidence si Landerneau a conservé le titre, légèrement accrocheur, de la présentation canadienne : « Un couple dans la démesure ». Couple, car ces deux peintres ont vécu – plus ou moins – ensemble durant vingt-cinq ans (de 1955 à 1979). Cette situation justifie, selon les organisateurs, le fait de mettre en parallèle leurs trajets. Chronologique, « narratif », pour reprendre un terme d’Édouard Leclerc, le parcours suit cette aventure artistique et existentielle sans tomber, et c’est heureux, dans l’anecdotique.
Dotée d’une scénographie claire et efficace, la manifestation s’ouvre sur la période qui précède la rencontre. Évoluant dans des contextes différents, Riopelle et Mitchell ont en commun une certaine attirance pour l’abstraction, pratiquée à un degré varié par chacun d’eux. Le premier, qui vit à Montréal, navigue entre surréalisme, automatisme, tachisme ou une version du dripping nommée ici « égoutture dirigée ». Joan Mitchell, quant à elle, appartient à la seconde génération de l’expressionnisme abstrait et semble être proche du surréalisme d’Arshile Gorky ou de la période des « Multiformes » de Rothko.
Puis, c’est à Paris, en 1955, que l’histoire d’amour entre ces deux exilés commence. Dans la section intitulée « La rencontre et ses effets », on remarque que Mitchell introduit parfois dans ses toiles des structures plus denses, voire légèrement géométrisantes (Sans titre, 1954-1955, Piano mécanique, 1958). De son côté, Riopelle, va « desserrer » la composition dans une partie de ses œuvres, y introduire des espaces ou des blancs (Sans titre, 1956). Quelques-uns de ces rapprochements sont étonnants, comme le Sans titre (1958) de Mitchell juxtaposé au Gitksan de Riopelle (1959), deux tableaux recouverts de tracés en courbes, aux couleurs sombres.
Le chapitre suivant porte un titre significatif « Résonances et dissonances ». Certes, les deux artistes cultivent le même goût pour les œuvres de taille monumentale et pour le all over, des surfaces recouvertes d’un bord à l’autre – même s’il s’agit de caractéristiques partagées par les créateurs réunis sous le label « école de New York ». Plus originale est la pratique des triptyques, fréquente chez Mitchell, dont les panneaux, tout en déclinant des variations sur le même thème, semblent autonomes (Girolata, 1964) ou le très beau Fields (1972), trois champs de couleurs flottantes. Un peu moins récurrents, les polyptyques de Riopelle sont formés de composants unifiés, inséparables. Un des temps forts de la manifestation, le Point de rencontre (1963), fait partie des décors de l’Opéra Bastille. Cette œuvre gigantesque – 428 x 564 cm –, présentée uniquement à Landerneau, dégage un effet dramatique puissant.
Dans les années 1960, chacun des deux artistes s’installe à la campagne, Mitchell à Vétheuil et Riopelle à Saint-Cyr-en-Arthies, deux communes du Val-d’Oise. Tout laisse à croire que ces lieux isolés accentuent la distance émotionnelle mais aussi artistique qui les sépare.
À l’instar des Nymphéas de Monet, l’œuvre de Mitchell est, peut-on dire, aquatique. Sa peinture, à l’écoute des saisons, semble couler sur la toile, comme si l’artiste accompagnait plus qu’elle ne dirigeait la matière picturale. D’une grande légèreté malgré leur taille, d’une infinie richesse chromatique, ces toiles ne cherchent pas à s’imposer en force. D’ailleurs, même quand l’artiste choisit un format nettement plus réduit, les œuvres ne perdent rien de leur grâce (Returned, 1975). Si Riopelle est attiré également par la nature, celle-ci n’a rien d’intimiste. À la différence de Mitchell et ses paysages de proximité, ce sont les espaces étendus de son pays qu’il privilégie. De fait, en 1974, il construit un nouvel atelier au nord de Montréal où, au retour d’un voyage à l’île de Baffin, il réalise une série de représentations impressionnantes du Grand Nord, des « Icebergs » austères et puissants qui soufflent le froid (1976-1977). Faisant appel uniquement au noir et au blanc, Riopelle délimite les surfaces par des contours appuyés et tendus et obtient des résultats plus graphiques que d’habitude (Iceberg 3, 1977). Pour autant, le peintre ne renonce pas à une matière épaisse, directement appliquée à partir d’un tube de couleur ou à l’aide d’un couteau, posée en touches hachées et croisées.
L’histoire connue de ces deux artistes s’arrête là. Malgré un séjour de Mitchell durant quelques mois chez Riopelle au Canada, la rupture intervient en 1978. Le spectateur qui quitte le lieu sous l’impact esthétique de ces œuvres exceptionnelles pourrait néanmoins s’interroger sur la pertinence de ce face-à-face. En d’autres termes, l’amour et l’art font-ils toujours bon ménage ?
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°515 du 18 janvier 2019, avec le titre suivant : Quand Jean-Paul rencontre Joan