Après l’exposition consacrée à Ettore Sottsass en 1994, le Centre Georges Pompidou propose une rétrospective complète de l’œuvre d’un autre grand designer italien de l’après guerre, Gaetano Pesce, né à La Spezia en 1939. Loin de tout triomphalisme, cette exposition sonne comme une autocritique implicite des impasses d’une œuvre bâtie sur l’utopie de la \"contre-culture\" des années soixante.
PARIS - Il y quelque chose d’à la fois touchant et pathétique dans l’exposition Gaetano Pesce, présentée actuellement au Centre Pompidou. Bien que Pesce soit – de loin – le designer des années soixante à quatre-vingt à s’être engagé le plus radicalement dans les revendications "révolutionnaires" de son époque, l’exposition organisée autour d’un grand point d’interrogation se présente comme un bilan sans concession des impasses dans lesquelles le doux rêve de "changer le monde" l’a conduit.
Sur les deux niveaux du Forum, la scénographie retrace la genèse de l’œuvre du designer, depuis les premièrs travaux des années soixante, qui impliquaient la participation du spectateur, jusqu’aux tout derniers et spectaculaires aménagements des bureaux de l’agence de publicité Chiat-Day à New York en 1995, en passant par une quantité impressionnante de dessins, maquettes, prototypes, projets de mobilier ou d’architecture, tous marqué du sceau de l’"expérimental" et de la "spécificité".
Art élitiste ?
Guidée par le souci de rendre aux objets et aux formes l’"humanité" que l’univers fonctionnaliste leur aurait ôtée, la recherche de Gaetano Pesce se caractérise par un anthropomorphisme radical. Le langage, le vieillissement, mais aussi, plus étonnament, les diverses humeurs (le sang, le sperme...) font partie de ses références constantes, et donnent à l’œuvre de Pesce cette facture si caractéristique où abondent les formes molles et colorées, à la limite parfois du scatologique, le plus souvent réalisées par moulage de résine polyester. Aujourd’hui cependant, Gaetano Pesce exprime ses doutes, en particulier dans le long texte écrit pour le catalogue. Ainsi, à la question "l’art est-il aujourd’hui en crise ?" le designer répond-il : "De nos jours, l’art traditionnel reste destiné à une élite restreinte. Les galeries et les musées (...) sont complètement séparées de la vie quotidienne et, d’autre part, ceux qui travaillent dans le monde de la production (...) ont jusqu’à présent continué à concevoir les objets sans se soucier des messages culturels qu’ils auraient pu véhiculer (...)".
En clair, Gaetano Pesce découvre, sans le dénoncer explicitement, le redoutable piège dans lequel l’a fourvoyé le manichéisme vindicatif des années soixante. Certes, il eut été préférable pour lui que le monde de la production industrielle se laissât séduire par l’"humanité" que son œuvre truculente était censée lui apporter. Mais force est de constater qu’à l’avoir bâtie – jusqu’à la caricature – sur l’utopie d’une culture strictement alternative, le destin lui a plutôt réservé ce qu’il n’a cessé de dénoncer tout au long de sa vie : une place de choix au musée et de belles expositions qui n’intéressent qu’une élite restreinte. Avec une lucidité aveuglante, Gaetano Pesce a emballé les plus marquantes de ses œuvres dans de grands sacs de plastique transparent, qui disent mieux que tout l’impasse dans laquelle l’artiste (mais c’est tout une époque) s’est lui-même enfermé. Il est vrai que Pesce a le goût narcissique du martyre – en témoignent les nombreuses variations sur le thème de la Crucifixion présentées au sous-sol –, et il n’est pas sûr que passer sa vie à concevoir des sacs-poubelles, même transparents, l’eût plus intéressé que cela.
GAETANO PESCE, LE TEMPS DES QUESTIONS, jusqu’au 7 octobre, Forum du Centre Georges Pompidou, Paris, tlj sauf mardi 12h-22h, samedi-dimanche, 10h-22h. Un "livre objet", hors collection, est édité par le Centre Georges Pompidou à cette occasion, 140 p., 420 F.
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Pesce, le Crucifié de l’Utopie
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°28 du 1 septembre 1996, avec le titre suivant : Pesce, le Crucifié de l’Utopie