PARIS
Autour de François Boucher et de ses contemporains, le Musée Cognacq-Jay invite à une déambulation au sein de l’imagerie érotique du XVIIIe siècle.
Paris. L’Empire des sens. Les cinéphiles verront dans ce titre une référence à ce film érotique japonais au parfum de scandale des années 1970. Si la thématique du plaisir charnel s’y retrouve, c’est évidemment dans un tout autre cadre spatio-temporel que nous transporte le Musée Cognacq-Jay, musée du XVIIIe siècle de la Ville de Paris.
Ode à la volupté et à la sensualité, l’exposition s’intéresse à l’imagerie licencieuse au siècle des Lumières par le prisme de l’un de ses plus illustres représentants, François Boucher (1703-1770), à l’occasion du 250e anniversaire de sa mort. Peintre favori de la marquise de Pompadour, proche des réseaux libertins, celui-ci s’affirme comme le plus audacieux en la matière.
Mais comment transmettre cette aura de scandale, ce frétillement provoqué alors devant ces toiles résolument insolentes, face à un œil contemporain qui a bien fini de s’émouvoir pour un simple fessier ?
On ne peut saisir le caractère indécent de la soixantaine de compositions et l’inventivité d’un François Boucher qu’à l’aune des mutations que connaît la France au tournant du XVIIIe siècle, alors que le règne de Louis XIV touche à sa fin. Sur le plan esthétique, la querelle du coloris marque une évolution du goût pour une peinture plus claire et enjouée, avec des sujets plus légers. La bonne société jusqu’ici corsetée se satisfait désormais de scènes plaisantes (pastorales, fêtes galantes), reflets d’un idéal hédoniste qui s’expose aux Salons, au grand dam de Denis Diderot. Boucher sera précurseur, en poussant très loin cette iconographie amoureuse qui privilégie la jouissance sensible à l’intellect.
Dans une scénographie simple mais efficace, qui met en valeur les couleurs chatoyantes et fraîches des peintures, le parcours suit un cheminement qui va crescendo depuis les premiers émois jusqu’à l’assouvissement du désir. Mais c’est aussi une progression dans l’élaboration même de cette iconographie, commençant par l’influence déterminante d’Antoine Watteau dont Le Jugement de Pâris (vers 1718-1721) offre au regard la sensuelle nudité de Vénus avant tout autre chose.
C’est ensuite l’histoire d’un affranchissement. Affranchissement d’un prétexte, alors que ces scènes sensuelles se conformaient à un récit allégorique ou mythologique, où les satyres concupiscents et libidineux épiaient les corps alanguis de jeunes nymphes. Bravant les conventions, ôtant ce vernis narratif qui rendait ces compositions décentes, François Boucher atteint l’essence même de l’imagerie érotique : son Odalisque brune (1745, voir ill.) n’a rien d’autre à offrir à la contemplation qu’un « portrait de fesse ».
Quelques poncifs s’élaborent et constituent des codes que le visiteur avisé sait parfaitement lire – des drapés bouillonnants, des entrelacs de jambes, des têtes renversées qui, subtilement, évoquent la délectation des sens. Mais finalement, rien n’est vraiment montré, tout n’est que suggestion. Et c’est un peu surpris que l’on découvre Hercule et Omphale de Boucher (1732-1734), chef-d’œuvre prêté par le Musée Pouchkine, où les amants s’embrassent sans pudeur, à pleine bouche.
Mais ces scènes en apparence légère le sont-elles seulement ? Sujet ô combien complexe. Dans le catalogue, un essai de Marine Carcanague rappelle « l’anachronisme de la notion de consentement ». L’une des dernières sections, « Violence et trauma », l’interroge néanmoins et dévoile que pour peu que l’on sache en décrypter les symboles, cette Belle Cuisinière de Boucher (1735) ne serait pas si badine qu’à première vue. Comment alors rester insensible face à la probable évocation d’un viol, quand le trouble se lit dans le regard de cette jeune fille à La Cruche cassée de Jean-Baptiste Greuze (1771) ?
Dans une alcôve isolée du reste de la présentation, l’exposition s’achève sur « Erotica », sorte de cabinet de curiosités où une soixantaine d’objets variés – estampes, tabatières, boîtes, miniatures – assument ici pleinement leur caractère pornographique. Une production clandestine à l’époque qu’il est d’autant plus rare de trouver aujourd’hui.
L’exposition se déploie au total sur huit salles. C’est le double de ce qui était jusqu’alors proposé à Cognacq-Jay, et qui a nécessité une réorganisation des collections permanentes. Une inflexion de la directrice et commissaire Annick Lemoine et ses équipes, qui permet ici d’étoffer avantageusement le propos et de satisfaire les sens de visiteurs longtemps privés de la vue des œuvres.
Restaurée pour l’exposition, La Belle Cuisinière de Boucher a fait l’objet d’une numérisation dans le cadre du challenge Artmyn – ESI – Clic France. Les études ayant laissé présager l’existence d’un dessin sous-jacent, le projet du musée avait été retenu, avec cinq autres lauréats, et a bénéficié du transport et du scan de l’œuvre. Si les tests infrarouges et ultraviolets n’ont finalement rien révélé, les 8 437 photographies permettent de recréer un double numérique et interactif du tableau en très haute résolution avec un rendu des textures poussé. Un outil déjà employé par certaines maisons de ventes, qui servira de support de médiation dans les salles et sur le site du musée.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°568 du 28 mai 2021, avec le titre suivant : Peindre l’érotisme au XVIIIe siècle