TRÉVISE / ITALIE
C’est par les écrits imprécis de Giorgio Vasari que l’on connaît ce peintre influencé par le Titien. Une exposition monographique en Italie tente de combler les lacunes, montrant une partie de l’œuvre de celui que l’on surnomma « Divin Pitor ».
Italie. Trévise rend hommage à son plus illustre artiste : Paris Bordon (1500-1571). Si la dernière grande exposition remonte à 1984, celle du Musée Santa Caterina est sa première monographie avec trente-quatre œuvres du « Divin Pitor » comme l’avait surnommé l’historien de l’art vénitien Marco Boschini. Un qualificatif dont il avait honoré seulement Raphaël (1483-1520) et le Titien (1488-1576). Et justement, Bordon est passé dans l’atelier de ce dernier excitant la jalousie de son maître – dont il est l’un des plus brillants disciples – par son talent. C’est du moins ce qu’affirme Giorgio Vasari, à qui l’on doit presque tout ce qu’on sait de lui. Le peintre Giorgione (1477-1510) est son autre source d’inspiration.
Installé à Venise, Bordon œuvre aussi à embellir des palais et des chapelles à Milan, Crema ou encore à Augusta en Bavière. Mais c’est un voyage en France qui marque le tournant international de sa carrière en lui permettant de servir les commanditaires les plus fortunés. En 1538, le roi de France, François Ier, l’appelle à ses côtés au château de Fontainebleau. Il y déploie toute son aisance dans des portraits qui font sa renommée : princes et dames de la cour, divinités mythologiques, scènes de l’histoire sainte, petits tableaux de dévotion privée. Un « peintre de séries au talent oscillant » reconnaissent les spécialistes de Bordon, tout en insistant sur ses indéniables chefs-d’œuvre.
C’est précisément à la sélection la plus représentative, mais surtout qualitative de sa production que les deux commissaires de l’exposition du Musée Santa Caterina se sont livrés. L’historien de l’art, Simone Facchinetti, et Arturo Galansino, le directeur du Palazzo Strozzi de Florence, ont construit un parcours didactique (portraits, scènes mythologiques, religieuses…) et une scénographie classique. Un accrochage sobre et élégant en somme pour mettre en valeur une trentaine de toiles qui représente environ 10 % de la production totale de Paris Bordon. « Nous avons décidé de laisser le plus possible les œuvres dans leur contexte d’origine que ce soient les églises ou les musées locaux, explique Arturo Galansino, tout en choisissant celles qui sont les plus remarquables. » Elles proviennent des plus grands musées : le Louvre, la Galerie des Offices de Florence, les musées du Vatican, la National Gallery de Londres, le Kunsthistorisches Museum de Vienne, l’Ashmolean Museum d’Oxford ou encore le Musée des beaux-arts de Caen qui prête uneAnnonciation jamais exposée en Italie.
« Si d’aussi prestigieuses institutions ont consenti à ces prêts pour une petite pinacothèque, estime Arturo Galansino, c’est que cette exposition est la plus importante jamais réalisée sur Paris Bordon avec un projet scientifique sérieux qui met en valeur les tableaux de leur collection. Elle permettra également d’attirer à Trévise des touristes de qualité et cultivés, curieux de mieux connaître un artiste peu médiatisé et resté dans l’ombre du Titien. »
Paris Bordon a beau avoir été surnommé le « Divin Pitor », sa destinée ne semble pas avoir été bénie des dieux. La grande exposition de 1900 pour marquer le quatrième centenaire de sa naissance est éclipsée par régicide d’Umberto Ier. L’actuelle monographie aurait dû se tenir en 2021 si la pandémie de Covid-19 n’en avait décidé autrement. Et à cause de la guerre en Ukraine, trois toiles en provenance des musées russes manquent à l’appel.
Néanmoins, la qualité des œuvres exposées est exceptionnelle : La Remise de l’anneau au doge conservée à la Galleria dell’Accademia de Venise est considérée comme son chef-d’œuvre, mais surtout les portraits masculins réalisés au cours de sa jeunesse et réunis dans une des premières salles ouvrent brillamment l’exposition. Elle offre un véritable résumé de l’évolution artistique de Bordon. Si le gentilhomme peint en 1523 et conservé à l’Alte Pinakothek de Munich est encore empreint de l’héritage de Giorgione, l’influence du Titien et de Palma le Vieux (1480-1528) cède le pas, dans les œuvres de la maturité, à un maniérisme sophistiqué. Ce ne sont pas les thèmes mais les couleurs qui font son originalité : couleurs froides à l’éclat vitreux des paysages à l’arrière-plan, le teint nacré de ses personnages, les soieries des étoffes aux plissés irisés. Une tradition toscane que Paris Bordon assimile bien avant que les premiers peintres de cette école n’arrivent à Venise au mitan du XVIe siècle. Elle s’exprime déjà dans Saint Georges terrassant le dragon œuvre peinte vers 1525 pour l’église San Giorgio des Frères mineurs de saint François à Noale près de Vicence. Conservée au Vatican, elle a été restaurée spécialement pour cette exposition retrouvant tout son lustre originel.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°596 du 7 octobre 2022, avec le titre suivant : Paris Bordon, l’élève dont le Titien était jaloux