Prosateur du quotidien, Picasso se découvrit tardivement céramiste. Au sortir de la guerre, il allait jouer avec la terre comme un enfant, tirer de la boue des formes immémoriales. Prométhée euphorique et espiègle.
Les photographies sont fameuses, et nombreuses. Prises dans le sud de la France, en cet atelier des tropiques, elles nous montrent le roi Pablo, torse nu ou marinière légère, trônant dans ces villégiatures devenues des havres célèbres – La Californie, La Galloise, le château de Vauvenargues. Toutes révèlent la jeunesse du fauve et, plus encore, l’encombrement de la cage : partout, au sol et aux murs, des jonchées d’objets saturent les lieux. Pots, vases et assiettes attestent la ferveur céramique d’un artiste décidé à en découdre avec une technique non pas inédite, mais oubliée.
Âgé, Picasso décide de livrer un nouveau corps à corps avec la matière tendre, de peindre la sculpture et de sculpter la peinture, de rompre les digues et d’en finir irrémédiablement avec l’étanchéité de l’art, avec le clivage entre arts nobles et arts mineurs. Une ambitieuse exposition, à Aubagne, et une récente vente, tenue chez Sotheby’s Londres, le prouvent sans ambages : le carnassier n’a que faire de la taille de la chair, seules comptent la férocité du combat et la beauté du trophée.
1946, année zéro
L’histoire est connue. Au cours de l’été 1946, alors que les cendres de la guerre sont encore fumantes, Picasso entreprend un séjour à Golfe-Juan. Manière d’en finir avec les plaies, de se distraire. Si l’homme est éprouvé, l’artiste est curieux. Ainsi cette tangente par Vallauris où l’Espagnol décide de visiter cette exposition anecdotique – et prétendument inoffensive – des produits du pays, intitulée « Poteries, fleurs et parfums ». Quelques rayons de soleil plus tard, Picasso modèle de délicieuses figurines, pris au piège de son insatiable curiosité, fauve appâté par cette chair si neuve, donc si fraîche.
Le mois de juillet bat son plein. L’artiste a 65 ans et, avec lui, Françoise Gilot, Diane radieuse et amante solaire. Tout lui sourit. Incontestablement.
Du reste, en mettant la main à la pâte, à cette pâte, meuble et ductile, Picasso engage la céramique vers des contrées inexplorées, qui le verront bientôt faire d’un poêlon à châtaignes une Tête d’homme (1950) et d’une assiette un Soleil (1957). L’utile et l’ustensile devenus nobles et nobiliaires. La terre, matière du ready-made.
Les artisans de cette conversion sont Suzanne et Georges Ramié, un couple de céramistes intrépides qui renouvellent le style folklorique depuis la maison Madoura, cet atelier dont sortiront des pièces subtiles, émancipées de toute visée utilitaire, mais aussi et surtout Jacqueline Roque, nouvelle muse, future lionne. L’année suivante, les Ramié présentent à Picasso les trois statuettes modelées l’été précédent et cuites par leurs soins. Le carnassier jubile, croque la vie, mord dans la terre blanche et transforme immédiatement un plat à viande en Tête de femme (1947).
Traditions
À compter de ces étés fondateurs, Picasso n’a de cesse de s’emparer de la terre, de l’argile. Boulimique, volontiers vorace, il aime à prononcer, en appuyant sur les voyelles, ces mots nouveaux – alquifoux, engobes, oxydes, silicates. Des mots non pas vraiment nouveaux mais plutôt exhumés, car l’Espagnol découvre moins la céramique qu’il ne la redécouvre, lui qui, quarante ans auparavant, en 1905-1906, en compagnie de Paco Durrio, expérimenta à Paris les joies de ces cuissons alchimiques, où se rencontrent le hasard et la préméditation.
Sur ces rivages méditerranéens, Picasso rejoue le mythe de l’homme premier, entre Parnasse et Arcadie, entre Prométhée et Vulcain, demi-dieu venu affronter la matière du monde. De ses mains qui tordent la terre naissent des tanagras étranglées (1950), des colombes ventrues (1953) et des chouettes apotropaïques (1961). Une jungle surgit, pleine de faunes et de fauves, de grimaces et de pirouettes, de babioles bariolées.
Picasso pense à l’art grec, bien sûr, à ces figures rouges sur fond noirs, à ces compositions qu’il ne connaît que par les gazettes et les musées. Il songe aux Ibères, aussi, aux siens, à ceux qui l’habitent depuis toujours. Et à Gauguin, certainement, à cet aîné parti vers quelques Marquises régénérer des formes ignorées, faire que la sauvagerie rejoigne le classicisme. Ad libitum.
Par-delà l’objet
L’hétérogénéité des pièces déroute. Difficile de voir une unité dans cette création profuse. La cohérence, comme souvent chez Picasso, est de ne pas en avoir. Engobées ou émaillées, tournées ou modelées, les céramiques obéissent à la règle de l’inventivité – souveraine et impérieuse. L’ouvrier espagnol est un manœuvre séditieux. Les époux Ramié le savent : « Un apprenti qui travaillerait comme Picasso ne trouverait pas d’emploi. »
Si l’illusionnisme s’invite avec force et avec farce – ainsi cette assiette Louis XV accueillant des poissons et une tranche de citron en relief –, l’artiste aime à excéder l’utilité de l’objet, à dépasser sa destination originelle. La peinture n’épouse plus le fond, elle en divorce systématiquement, indocile et artificieuse. Ligne et couleur ne sont jamais assujetties au volume, sauf à le travestir parfaitement. La bouteille peut devenir une femme aux mains jointes (1953), la tomette un faune (1956), l’ovale du plat une arène de corrida (1957). Incessante transfiguration laïque.
Au sens, Picasso préfère le signe. Il multiplie les coups de griffe et les traits cursifs comme autant d’échardes au sens commun. La ligne que l’on croyait circonscrire peut s’échapper, filer, se faufiler, perdre sa vocation naturaliste pour quelque déroute baroque. Ce qui semblait être un visage peut devenir un animal. Beauté échevelée que ce bestiaire insensé où rien ne serait définitivement acquis.
Peinture, sculpture et gravure
Chez Picasso, la céramique permet d’accéder au fantasme de l’art total. En ronde-bosse ou en relief, avec ses couleurs et ses vernis, avec ses entailles et ses incisions, elle convoque tout à la fois la sculpture, la peinture et la gravure. D’ailleurs, dans ce Sud qu’il s’est approprié, l’artiste est célébré comme un génie omnipotent et plénipotentiaire. Rien ne lui résiste, tous le célèbrent, lui qui, lorsqu’il abandonne pichets et assiettes, défile sur un char. La vie, chez Picasso, est un carnaval dont il aurait fait les décors.
Ces céramiques, Picasso les expose. Ici au Japon, là aux États-Unis. Il les hisse au rang d’art majeur, leur donne droit de cité, leur confère une valeur nouvelle et des lignes dans un catalogue. Si la vie contamine la céramique – le biologique investissant inéluctablement les volumes –, la céramique elle aussi contamine la vie – par son caractère utilitaire comme par sa simplicité. N’est-ce pas cette cérémonie du vivant, ce jeu sérieux et ce sérieux du jeu, cette « finalité sans fin » si chère à Kant que semble chanter Picasso, ainsi photographié en 1949, une chemise à fleurs ouverte sur un torse bombé et, pour visage, un plat figurant une tête de faune ?
Le 8 avril 1973, Picasso s’éteignait à Mougins, dans ce mas au nom prédestiné, comme une dernière pirouette, comme une ultime pantalonnade : Notre-Dame de Vie. C’est une embolie pulmonaire qui emportait l’Espagnol, dans sa quatre-vingt-douzième année, lui qui semblait ne devoir connaître que des printemps et jamais d’automnes. Eu égard à sa durée, à sa prolixité et à sa densité, la vie de Picasso est devenue le prétexte à de nombreuses célébrations. Cette date anniversaire n’échappe pas à la règle puisque, durant le millésime 2013, de nombreuses institutions rendront hommage à cet artiste superlatif : la Ville de Mougins commémore la disparition de Picasso jusqu’au 12 mai ; la Courtauld Gallery accueille jusqu’au 26 mai les œuvres créées à Paris en 1901 ; le Kunstmuseum de Bâle héberge jusqu’au 21 juillet les toiles du maître conservées dans la cité helvète ; les Pénitents noirs d‘Aubagne explorent jusqu’au 13 octobre sa production céramique quand le Grimaldi Forum de Monaco invitera durant l’été à découvrir la Méditerranée picassienne. Cette année fertile sera-t-elle un grand cru ? À voir.
1881 Naissance, le 25 octobre, à Malaga, en Espagne, de Pablo Picasso.
1948 La famille s’installe à la villa La Galloise à Vallauris, ville réputée pour ses poteries. Picasso se consacre à la céramique.
1954 Après sa séparation d’avec Françoise Gilot, il rencontre à Vallauris Jacqueline Roque. Ils emménagent l’année suivante à la villa La Californie, située dans les collines qui dominent la baie de Cannes.
1958 Avec Jacqueline, il achète le château de Vauvenargues au pied de la montagne Sainte-Victoire mais continue de travailler à La Californie, puis au mas de Notre-Dame de Vie à Mougins à partir de 1961, son ultime atelier.
1961 Picasso et Jacqueline se marient à Vallauris.
1973 Mort, le 8 avril, de Picasso à 91 ans à Mougins.
Informations pratiques. « Picasso céramiste et la Méditerranée », du 27 avril au 13 octobre. Chapelle des Pénitents noirs – Centre d’art d’Aubagne. Ouvert tous les jours de 9 h 30 à 19 h 30. Tarifs : 8 et 6 euros.
www.picasso2013.com
Picasso à Mougins. Jusqu’au 12 mai, l’exposition « Picasso à Mougins » évoque les douze dernières années que le maître passa dans cette ville où il décède le 8 avril 1973. À l’espace culturel, ses œuvres comme la linogravure L’Homme barbu et celles de la Suite Vollard sont présentées en regard des photographies prises par Lucien Clergue dans son mas de Notre-Dame de Vie. La visite se poursuit dans les collections permanentes du Musée d’art classique de Mougins qui présente d’autres œuvres du maître et d’artistes venus travailler dans la région comme Dufy, Matisse, Arman, Cocteau et Chagall.
www.mouginsmusee.com
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°657 du 1 mai 2013, avec le titre suivant : Pablo Picasso - Colosse aux mains d’argile