Otto Dix - Les stigmates de la guerre

Par Sophie Flouquet · L'ŒIL

Le 12 novembre 2010 - 1615 mots

Le peintre Otto Dix n’avait bénéficié d’aucune exposition d’envergure depuis le début des années 1990. C’est chose faite avec plus de deux cents œuvres réunies dans une exposition « coup de poing » à Montréal. Âmes sensibles s’abstenir…

ll y a certaines choses vécues dont on ne se remet pas. La guerre en fait partie. Pour un artiste, comment peindre la beauté quand le quotidien a baigné dans un tel flot d’atrocités ? Lorsque Otto Dix (1891-1969) rejoint le front de la Première Guerre mondiale, en 1914, il n’a que 25 ans, mais il est alors, comme des centaines de milliers de jeunes Allemands, pétri d’un enthousiasme nourri aux préceptes philosophiques de Nietzsche, qui exalte le concept de « surhomme ». Preuve de cette admiration, le buste du philosophe sera la seule œuvre sculptée de Dix. 

Vendue par les nazis en Suisse en 1939, elle demeure aujourd’hui introuvable. Mais la réalité que Dix vivra pendant ces trois années dans les tranchées est atrocement triviale. Combats incessants et fréquentation quotidienne de la mort : les horreurs d’une guerre déshumanisante ne laissent plus la place à l’héroïsme romantique. Son œuvre en restera profondément marquée.
Organisée en partenariat avec la Neue Galerie de New York, musée créé par le collectionneur américain Ronald S. Lauder, cette grande exposition fait inévitablement la part belle à la laideur. Son commissaire, l’historien de l’art allemand Olaf Peters, l’assume et regretterait presque la mise en contexte historique proposée dans la version du musée des Beaux-Arts de Montréal. En explicitant l’époque, elle permet pourtant de prendre la mesure de la force de cette peinture troublante et dérangeante.

La Guerre : « la faim, les poux, la boue, ces vacarmes d’enfer » 
Formé à l’École royale des arts appliqués de Dresde, Dix a vécu la guerre de l’intérieur, épreuve dont il a conservé un important matériel graphique, plus de quatre cents dessins crayonnés dans un style cubo-futuriste, mais aussi quelques petites gouaches, envoyées comme cartes postales à sa fiancée. 

Ce n’est toutefois que dix ans plus tard, en 1924, que le peintre parviendra à en faire la synthèse, transformant cette expérience en une série de gravures sobrement intitulée La Guerre (1924, collection particulière, New York). Puisant ses références chez Jacques Callot et Goya, mais aussi abreuvé d’une importante documentation et d’études sur le vif menées à la morgue, Dix explore les méandres de ses hantises et livre en soixante-dix eaux-fortes un condensé de la barbarie du conflit qu’il a vécu.

Ce saisissant ensemble aux styles picturaux très divers, qui sera préfacé par le pacifiste français Henri Barbusse, est édité par le galeriste Karl Nierendorf, qui prend soin d’en soustraire la scène la plus dérangeante : celle du viol d’une religieuse par un soldat. « Il faut avoir observé des êtres humains à l’état sauvage pour parvenir à les comprendre, expliquera plus tard Dix. […] La guerre est quelque chose de bestial : la faim, les poux, la boue, ces vacarmes d’enfer. Tout est complètement différent. » 

Le succès ne sera pas au rendez-vous : un seul portfolio sera vendu. Otto Dix reprendra pourtant ce thème en 1929 avec un grand triptyque inspiré de la tradition médiévale allemande, achevé en 1932, conservé aujourd’hui à Dresde.

Dans le Berlin déglingué des années 1920, alors que les valeurs traditionnelles vacillent, les effets de la guerre font toujours partie du quotidien de la population. Deux millions d’Allemands sont morts durant le conflit et les rues sont hantées par des cortèges de soldats mutilés, de gueules cassées et d’orphelins. Issu d’un milieu modeste, le jeune peintre est le témoin de cette société profondément ébranlée, où le nihilisme – et la décadence  – brise toute foi en l’humanité. Dix lui-même est alors « un homme brisé qui se lance lui-même des insultes », selon les termes du peintre Felix Müller. Sa peinture donne dans un vérisme exacerbé. Les êtres marqués dans leur chair par la guerre deviennent sous son pinceau les héros d’une peinture qui met à mal les codes de la beauté.

En 1920, lors de la première foire internationale de Dada, organisée à Berlin, Dix expose quelques œuvres. Mais il s’écarte rapidement de ce mouvement dont il se sent éloigné. Le surréalisme ne trouve pas davantage grâce à ses yeux : « Il y a dans ce qui nous entoure tant d’étrangeté que l’on n’a aucune raison d’utiliser ou de chercher de nouveaux motifs », explique-t-il.
Ses atmosphères de prédilection, Dix les observe plutôt dans les milieux interlopes et notamment dans les bordels de Berlin, où officient alors de nombreuses veuves, loin des putains resplendissantes. Lui qui se présente comme un prédateur des femmes porte en réalité un regard très compatissant sur ces êtres aux vies brisées, obligés de s’adonner à la prostitution pour survivre. Ses œuvres sont d’une crudité choquante, comme l’illustre ce portrait de femme nue au corps flétri, dont le regard exprime toute la détresse (Nu à mi-corps, 1926, New York, collection privée, p. 60). Que dire encore de cette image de femme déformée par une grossesse si honteuse qu’elle détourne son regard du peintre (Femme enceinte, 1931, collection Serge Sabarsky, New York) ? 

Un art de la misère qualifié par les nazis de « dégénéré » 
Dans le monde atroce décrit par Dix, la beauté innocente n’a pas sa place. « Parce que ça s’est passé comme ça et pas autrement », explique le peintre pour justifier cette plongée picturale dans les tréfonds. Ce qui lui vaudra une réputation sulfureuse, entretenue de manière provocatrice avec ces représentations de scènes de sadomasochisme ou de meurtres sexuels. Dix devra répondre de cette audace picturale devant les tribunaux. Poursuivi pour obscénité, il plaide la dénonciation de la misère.  Auréolé de cette réputation de scandale, l’artiste vend peu, principalement des aquarelles grâce au soutien de Nierendorf, mais commence à intéresser quelques directeurs de musées qui se penchent sur ce mouvement d’avant-garde baptisé dès 1925 la Nouvelle Objectivité, et qui agrège des
peintres comme Georg Grosz et Max Beckmann.

En 1926, Otto Dix bénéficie d’une première exposition et obtient un poste de professeur. Son pinceau, d’une veine plus réaliste, lui permet d’exceller dans l’art du portrait, qui va lui assurer une certaine aisance financière. Puisant dans la grande tradition nordique de Dürer et Cranach, Dix s’attache à individualiser ses modèles – qu’il choisit en général lui-même – et à exprimer leur identité sociale. Vera Simailova sous les traits d’une femme-léopard, dans une composition qui puise à la source de Titien, exalte ainsi toute l’animalité du personnage (Femme allongée sur une peau de léopard, 1927, Herbert F. Johnson Museum of Art, Cornell University, p. 62).

Le sommet est atteint avec le portrait de Hugo Simons, qui met en exergue le talent de plaideur de l’avocat, avec une gestuelle proche de celle des autoportraits de Dürer (1925, Montréal, musée des Beaux-Arts, p. 63). L’image à la fois réaliste et expressionniste du docteur Heinrich Stadelmann (1920, Toronto, musée des Beaux-Arts de l’Ontario, p. 64), un disciple de Nietzsche qui entretient une ressemblance physique avec le philosophe, ressort à l’hypnose, art que le médecin pratiquait avec ses patients. La danseuse sulfureuse Anita Berber, proche du couple Dix, drapée de rouge, est le sujet de l’une des images les plus emblématiques de la peinture de l’artiste (1925, Sammlung Landesbank Baden-Württemberg im Kunstmuseum Stuttgart). Le peintre fera tout pour récupérer ce tableau après la guerre.

Car la chute de la République de Weimar et l’avènement du IIIe Reich vont de nouveau ébranler la vie de Dix. Progressivement marginalisé, il figure parmi les artistes présentés dans le cadre de l’exposition d’art dégénéré, montée en 1937 par les nazis pour ridiculiser l’avant-garde. Ses œuvres à caractère sexuel sont considérées comme une atteinte aux mœurs, alors que ses peintures de guerre sont jugées marxistes et antimilitaristes. 

L’éloignement du milieu de l’art, « condamné à l’art du paysage » 
Interdit d’enseigner, Otto Dix se réfugie près de la frontière suisse, près du lac de Constance. Il peint quelques œuvres religieuses dont un monumental Saint Christophe (1939, Gera, Otto-Dix-Stadt Kunstsammlung), considéré comme une allégorie dénonciatrice du régime. Alors que le climat s’alourdit encore, Dix opte pour l’art du paysage, genre qu’il n’avait jusqu’alors abordé qu’une seule fois. Rarement présentées au public, ces peintures – peu séduisantes – illustrent le thème de l’exil intérieur. « J’étais condamné à l’art du paysage, écrit alors Otto Dix. Je le contemplais comme le ferait une vache dans un pâturage. » La guerre le rattrape à nouveau. Arrêté par la Gestapo, il est enrôlé de force en 1944 et restera prisonnier en France. Revenu en Allemagne après la guerre, il mourra en 1969 non sans avoir connu les honneurs. Avant que son œuvre ne subisse une nouvelle éclipse aujourd’hui effacée.

Biographie

1891 Naissance à Untermhaus en Allemagne.

1910 Intègre l’école des Arts décoratifs de Dresde. Max Klinger et Friedrich Nietzsche l’inspirent.

1912 Visite l’exposition Van Gogh à Dresde.

1914 Volontaire dans l’artillerie expose ses dessins de guerre.

1925 Première exposition de la Nouvelle Objectivité dont Otto Dix est un des chefs de file avec Georges Grosz et Max Beckmann.

1927 Métropolis, la Grande Ville dépeint une société allemande hypocrite et sordide.

1933-1934 Otto Dix est démis de sa fonction de professeur de l’Académie des Beaux-Arts de Dresde et interdit d’exposition.

1936 Martha, épousée en 1923, reçoit un héritage qui améliore la situation financière du couple. Ils emménage dans leur propre maison à Hemmenhofen, au bord du lac de Constance.

1944-1945 Mobilisé dans la milice allemande, il est fait prisonnier par les Français.

1949 Refuse des postes de professeur à Berlin et à Dresde.

1955 Participe à la Documenta I à Kassel. Il est nommeé à l’Académie des arts de Berlin-Ouest.

1967 Victime d’une première attaque cérébrale, Otto Dix reste paralysé de la main gauche.

1969 Décède à Singen en Allemagne.

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Rouge Cabaret. Le monde effroyable et beau d’Otto Dix », jusqu’au 2 janvier 2011. musée des Beaux-Arts, Montréal. Mardi, samedi et dimanche de 11 h à 17 h. Mercredi, jeudi, vendredi de 11 h 21 h. Tarifs : de 5,50 à 11 e. www.mbam.qc.ca

Felix Nussbaum. Autre regard lucide sur l’Allemagne pré-nazie et nazie, la première rétrospective en France du peintre juif allemand Felix Nussbaum (1904-1944) est présentée au musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme à Paris jusqu’au 23 janvier 2010. Comme Otto Dix, Nussbaum livre une observation inquiétante et satirique de la société allemande avant d’être mis au banc de l’Académie en 1933 et poussé à l’exil. Jusqu’à sa mort à Auschwitz en 1944, il peint de nombreux autoportraits. Qu’il soit masqué, travesti ou perdu dans la foule, son regard, seul, reste inchangé il nous fixe. www.mahj.org 

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°630 du 1 décembre 2010, avec le titre suivant : Otto Dix - Les stigmates de la guerre

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