TOULOUSE
À l’instar de nombreux peintres caravagesques et de Caravage lui-même, Nicolas Tournier (1590-1639) a longtemps constitué une énigme pour l’histoire de l’art. Si de nombreux mystères restent attachés à cet univers mélancolique et méditatif, le Musée des Augustins, à Toulouse, offre pour la première fois un regard d’ensemble sur son œuvre, de l’Italie au Languedoc.
TOULOUSE - Si Nicolas Tournier n’est pas né à Toulouse mais à Montbéliard, son nom reste lié au Languedoc. Longtemps, on a cru que toute sa carrière s’était déroulée dans le sud de la France ; c’était encore le cas lors de la célèbre exposition “Les peintres de la réalité”, qui en 1934 a redécouvert Tournier. Pourtant, de 1619 à 1626, il est actif à Rome, et plusieurs tableaux importants ont été identifiés dans les collections italiennes par Roberto Longhi notamment. Il y a fort à parier – c’est la thèse du commissaire de l’exposition, Axel Hémery – que notre artiste n’est certainement pas arrivé dans la péninsule à l’âge de vingt-neuf ans. Face à l’extrême pauvreté des sources concernant ses œuvres, il revient à l’historien d’interroger les tableaux ; ceux-ci, à l’image de la Réunion de buveurs du Mans, désignent l’influence de Bartolomeo Manfredi. Le rôle de ce dernier est essentiel dans la diffusion des inventions de Caravage grâce à la mise au point de formules plus ou moins standardisées, la fameuse Manfrediana Methodus. Dans l’évocation de la période romaine, l’exposition s’articule autour des thèmes formalisés par Manfredi, un monde peuplé de musiciens, de buveurs et de joueurs. Derrière l’apparent naturalisme, le réel se dérobe : vêtus de costumes d’un autre siècle, les personnages, jouant autour d’un improbable autel antique, ne sont sans doute pas peints d’après nature et constituent autant de stéréotypes. Bien que chaque œuvre possède un climat propre, les figures circulent d’un tableau à l’autre – du Corps de garde au Reniement de saint Pierre–, et promènent leurs expressions rêveuses et mélancoliques d’une humanité en attente de rachat. Tournier n’en demeure pas moins éloigné des licences que les caravagesques ont cultivées avec une certaine volupté : pas de courtisanes aguicheuses ni de scènes égrillardes comme on peut en voir chez Terbruggen. Les caractères de la féminité paraissent même singulièrement absents. Dans le Christ et les enfants, Tournier regarde plus ostensiblement vers Valentin, et signe peut-être son œuvre romaine la plus émouvante, préfigurant les bouleversantes méditations languedociennes.
Si, à l’instar des Buveurs de Modène, de nombreux tableaux d’abord attribués à Manfredi ou à d’autres lui ont été rendus, certaines toiles présentées ici apparaissent problématiques telles que Le Christ et la femme adultère de Bruxelles. De même, la Vision de saint Dominique de l’église Saint-Paul-Serge à Narbonne s’avère difficile à insérer dans l’œuvre de Tournier. En revanche, la préparation de l’exposition a permis de redécouvrir, à la préfecture d’Auch, une œuvre aussi poétique et délicate que Joueur de flûte et femme tenant une rose.
Autour du Concert du Louvre et d’un portrait, le seul attribué à Tournier, une transition s’ébauche vers la France, où son activité est mieux documentée. Après les tableaux de chevalet peints à Rome, pour des commanditaires toujours inconnus, son art change incontestablement de dimension de ce côté-ci des Alpes. Dans de grandes compositions comme le Christ en croix de Narbonne ou le Christ descendu de la croix de Toulouse s’affirme une sincère émotion religieuse, faite de recueillement et de pudeur. Loin de la rhétorique de Caravage, la Mise au tombeau des Augustins constitue le sommet de sa méditation sur la Passion. Simplifiant à l’extrême ses moyens d’expression, dépouillant sa composition de tout détail anecdotique, il livre un ultime chef-d’œuvre, ascétique et synthétique. Un itinéraire comparable en somme à celui de Georges de La Tour.
- NICOLAS TOURNIER, UN PEINTRE CARAVAGESQUE, 1590-1639, jusqu’au 2 juillet, Musée des Augustins, 21 rue de Metz, 31000 Toulouse, tél. 05 61 22 21 82, tlj sauf mardi 10h-18h, mercredi jusqu’à 21h. Catalogue, éd. Musée des Augustins/Somogy, 190 p., 190 F.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°126 du 27 avril 2001, avec le titre suivant : L’homme de l’ombre