LYON
Le Musée des beaux-art de Lyon dévoile un autre Poussin : le Poussin érotique. Cette exposition suffira-t-elle à faire reconsidérer l’artiste auprès de ceux, nombreux, qui jugent sa peinture trop froide et intellectuelle ?
« Pour la gloire des arts et l’honneur de la France. » L’inscription dithyrambique gravée sur le cénotaphe élevé par Chateaubriand dans l’église romaine de San Lorenzo in Lucina en dit long sur la renommée dont jouissait toujours Nicolas Poussin deux siècles après sa disparition. Le peintre a en effet été encensé par des générations d’artistes, de Le Brun à Picasso, en passant par David et, bien sûr, Corot, qui ira en pèlerinage dans la campagne italienne immortaliser La Promenade de Poussin. Le thuriféraire le plus prosélyte, mais aussi le plus inattendu, est Cézanne. Le précurseur du cubisme exhortait en effet ses contemporains à « refaire du Poussin d’après nature ». Il espérait ainsi parvenir à retrouver la magie que son devancier avait mis à « unir les courbes des femmes à des épaules de collines », mais aussi à « mettre de la raison dans l’herbe ». Il faut dire que Poussin a le don de rendre les artistes loquaces puisqu’il inspira aussi un essaià Delacroix. Porté aux nues par ses émules, Poussin a également été constamment commenté par les historiens, les théoriciens et les philosophes. Rousseau, qui avoue ne pas être friand de peinture, confesse d’ailleurs que le seul tableau qui l’ait frappé dans sa vie est Le Déluge de Poussin, tandis que Diderot, intarissable d’admiration pour le peintre, le promeut comme le modèle à suivre pour ses contemporains. Plus étonnant encore, il demeure une source d’inspiration pour les écrivains actuels, tel Philippe Sollers, ainsi que pour l’anthropologue Claude Lévi-Strauss. Dans son célèbre ouvrage Regarder écouter lire, il le consacre comme le summum de la création occidentale. Mais d’où vient donc cette aura inextinguible qui fascine les plus beaux esprits depuis le Grand Siècle ?
Le statut enviable de Poussin ne doit rien au hasard. Il s’explique par son indéniable talent, mais aussi par le zèle que ses hagiographes ont mis à lui forger une réputation inégalable. En effet, l’affaire est entendue pour nombre de spécialistes : il s’agit ni plus ni moins du plus grand peintre français, voire du plus grand tout court. Une anecdote témoigne de la place privilégiée qu’il occupe encore dans le panthéon de la peinture. « Dans le cadre de la saison culturelle France-Portugal organisée en 2022, les musées portugais avaient carte blanche pour nous emprunter l’œuvre de leur choix », raconte Nicolas Milovanovic, conservateur en chef du patrimoine en charge des collections du XVIIe siècle du Louvre. « Nos confrères nous ont demandé l’Autoportrait de Poussin, car le peintre est une véritable star chez eux. Ils sont frappés par la beauté et l’intemporalité de sa peinture, et quand ils pensent à la France et à la grande peinture, ils pensent naturellement à Poussin. » Il faut dire que de son vivant, celui-ci est l’homme des superlatifs. Présenté comme le Raphaël hexagonal, il est le premier grand peintre français à travailler sans atelier et à ne pas chercher les commandes mais, au contraire, à produire à son gré pour une clientèle d’amateurs lettrés issus du clergé et des milieux intellectuels les plus pointus. Ce positionnement atypique en fait le parangon de l’artiste moderne et indépendant par excellence qui élabore un univers esthétique singulier et érudit. Nommé, sans avoir cherché cet honneur, premier peintre du roi en 1640, il doit rentrer à contrecœur en France. Peu satisfait de cette promotion, il regagne Rome dès qu’il en a l’opportunité et retrouve son cénacle d’amateurs influents. Ce cercle s’attèle dès lors à sa reconnaissance. À commencer par son ami et biographe André Félibien, qui lui consacre un volume entier de ses Entretiens,à savoir le premier manifeste d’histoire de l’art français. La légende est en marche. Qualifié tout simplement de « dieu de la peinture » dans l’ouvrage, Poussin devient la référence définitive en matière de peinture savante. Les commentateurs vantent sa manière mêlant gravité antique, sujets édifiants et paysages allégoriques et la quête de l’harmonie et de la mesure. En un mot comme en cent, il devient le chantre du classicisme. « Dès le règne de Louis XIV, Poussin était considéré comme un des plus grands génies », souligne Nicolas Milovanovic. « Quand les fondateurs de l’Académie royale de peinture et de sculpture ont cherché le modèle absolu de la beauté, c’est Poussin qu’ils ont choisi. De fait, toute la peinture française des XVIIe et XVIIIe siècles découle de Poussin. » Propulsé chef de fil de l’académisme quelques années à peine après son trépas, l’artiste a même été, à son corps défendant, le héraut de la querelle du coloris. Une dispute esthétique qui anime la scène culturelle du dernier quart du Grand Siècle et qui voit s’opposer les peintres se réclamant de Poussin, et donc du dessin, aux rubénistes affirmant, eux, le primat de la couleur. Ce débat très vivace oppose de manière schématique les tenants d’un art régi par la règle, la technique et l’idéal aux supporters de la spontanéité, de la nature et de la liberté.
Revers de la médaille, cette institutionnalisation et cette vision monolithique façonnent injustement une image excessivement cérébrale, théorique et hermétique de sa peinture. Or, de la grandeur à la froideur, il n’y a parfois qu’un pas. Progressivement, son œuvre est cataloguée inaccessible, sévère, ennuyeuse et peinant à susciter de l’émotion. Cette distance avec son art n’est pas nouvelle : il y a un siècle, Jean-Louis Vaudoyer se désolait déjà de cette révérence compassée et critiquait le tropisme des historiens à consacrer un grand homme tellement révéré qu’il en était « pétrifié dans un classicisme presque inhumain ». Au cours du XXe siècle, cette tendance s’est encore accentuée, portée par l’engouement anticlassique de notre temps. Notre époque et la propension au culte de la personnalité des artistes favorisent en effet les créateurs jugés, souvent à tort, rebelles. Les forts caractères (Rembrandt) ou les génies prétendument maudits (Caravage) aiguisent davantage l’appétit de nos congénères que la carrière exemplaire de Poussin, figé dans la statue de commandeur que l’on révère mais que l’on n’aime pas vraiment. Évidemment, si l’artiste ne suscite plus le même engouement que par le passé, c’est à la fois une question de mode, de sensibilité esthétique, mais aussi à cause de la perte de références intellectuelles et culturelles qui étaient hier le socle commun de connaissances des amateurs d’art. Difficile de s’enthousiasmer pour un artiste exigeant, dont l’œuvre nécessite une grande culture visuelle et livresque pour être appréciée à sa juste valeur, quand on ne possède plus les clés de lecture. « Une exposition Poussin, c’est un pari en termes de fréquentation », confirme Ludmila Virassamynaïken, conservatrice en chef du patrimoine au Musée des beaux-arts de Lyon, commissaire de « Poussin et l’amour », à partir du 26 novembre 2022. « Ce n’est pas gagné, ne serait-ce que parce que tout le monde ne connaît pas Poussin. »
Si sa peinture ultra-référencée ne parle pas au grand public, elle laisse aussi insensibles certains spécialistes qui ont pourtant tous les codes pour la comprendre. « Il y a des historiens de l’art, y compris des dix-septièmistes, qui estiment que Poussin n’est ni un bon dessinateur ni un bon peintre, confirme la conservatrice. Pourtant, ces mêmes personnes reconnaissent que c’est un grand artiste de par ses capacités d’invention, de composition et d’expression des affetti. Ses détracteurs trouvent que sa peinture n’exerce pas de séduction, ils ne ressentent pas le plaisir de peindre ; son traitement pictural leur paraît sec. » Le grand peintre ne serait donc pas, pour certains, un bon peintre. Ce jugement que l’on entend fréquemment, mais rarement publiquement, s’explique en partie par le contenu savant des tableaux, mais aussi par leur apparence hélas parfois terne.
On le sait, on n’ose plus vraiment toucher aux chefs-d’œuvre et nombre de tableaux sont ainsi usés, recouverts de vernis très oxydés qui nuisent à l’appréciation de sa peinture. De fait, certaines œuvres majeures sont aujourd’hui très sombres. Chaque restauration est ainsi une vraie redécouverte, où l’on retrouve une manière gourmande de peindre, une onctuosité, une puissance chromatique et un traitement sensuel insoupçonné. La récente restauration de L’Inspiration du poète a ainsi dévoilé un tout autre tableau, lumineux et éminemment charnel. Cette intervention a en effet mis en lumière des audaces oubliées, car dissimulées sous des repeints de pudeur très anciens cachant là un sein opulent, là un ventre concupiscent.
De fait, la réputation austère de Poussin est en partie une construction historiographique. S’il a réalisé quantité de tableaux méditatifs et philosophiques, il ne s’est pas cantonné à ce registre sérieux et a commis quantité de peintures légères, érotiques et même provocantes. Trop provocantes même au regard de certains exégètes qui les ont purement et simplement écartées de son corpus. De nombreux tableaux ont ainsi été désattribués par les meilleurs experts de Poussin, qui les jugeaient vulgaires et même pornographiques. Cette vision tronquée et biaisée de son œuvre, dont on commence tout juste à sortir, remonte très tôt, car, dès le XVIIe siècle, des tableaux licencieux sont amendés, voire vandalisés. Le grand amateur d’art Loménie de Brienne raconte ainsi, sans sourciller, avoir découpé un tableau de Vénus contrevenant aux bonnes mœurs. Tandis que d’importantes lacunes observées sur le fessier de voluptueuses beautés témoignent encore du traitement infligé à ces tableaux de Poussin jugés indignes. Gageons que l’heure est enfin venue d’admirer Poussin sans filtre ni préjugé !
Exposition : à Lyon, un Poussin coquin
Poussin torride ? Ce ne sont pas deux termes que l’on associe spontanément. Et pourtant, le père du classicisme a signé moult tableaux d’un érotisme sulfureux. Le Musée des beaux-arts de Lyon lève le voile sur ces œuvres sensuelles, et plus largement sur ses tableaux et dessins faisant la part belle à l’amour. Ce projet, réalisé en étroite collaboration avec le Louvre, offre à la délectation une quarantaine d’œuvres dont des prêts exceptionnels, tels le spectaculaire Pyrame et Thisbé, le débridé Vénus et Adonis du Musée de Providence, sans oublier des pépites encore en mains privées. Afin de souligner l’audace du maître, une exposition-dossier aborde en parallèle l’influence décisive de l’univers érotique et bacchique de Poussin sur Picasso.
Isabelle Manca-Kunert
« Poussin et l’amour »,
jusqu’au 5 mars 2013. Musée des beaux-arts de Lyon, 20, place des Terreaux, Lyon (69). Tous les jours sauf le mardi de 10 h à 18 h, le vendredi de 10 h 30 à 18 h. Tarifs : 12 et 7 €. Commissaires : Nicolas Milovanovic, Mickaël Szanto et Ludmila Virassamynaïken. www.mba-lyon.fr
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Nicolas Poussin, génie incompris ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°760 du 1 décembre 2022, avec le titre suivant : Nicolas Poussin, génie incompris ?