Discret, presque secret, l‘œuvre sculpté d’Amedeo Modigliani revient en grâce à la faveur d’une exposition exceptionnelle, la première depuis la mort de l’artiste.
Le lieu, déjà. Comme un rêve. À Rovereto (Italie), le musée imaginé par Mario Botta semble fait pour la pierre, celle des montagnes voisines que l’on peut observer, grâce à des effets de transparence, se dresser comme autant de murs grandioses. Ici, où la pierre reste blanche et le ciel pur, tout n’est que dépouillement et gigantisme, simplicité et immensité. Ici le Mart est une rêverie olympienne sur une gigantesque acropole, un chapiteau diaphane au cœur d’un cirque de montagnes.
Devant ce Panthéon cristallin édifié dans une sierra lunaire, on hésite entre Segantini et De Chirico, entre la sidération tellurique et l’inquiétante étrangeté. Un rêve, donc, sans qu’il soit possible de dire qui du rêve ou de son objet est vraiment réel. Un « rêve étrange et pénétrant » où règneraient, concertées, la minéralité et l’épure, la pierre – robuste – et la découpe – franche. Un rêve comme une nécessité, celle que Amedeo Modigliani devait être présenté ici en tant que sculpteur, le ciseau à la main et la pensée mobilisée par ses seuls desseins lapidaires.
Pour que le rêve devienne réalité, le Mart n’a renoncé à rien, ni à l’expertise des meilleurs spécialistes de la question – Flavio Fergonzi en tête – ni à des prêts ambitieux qui voient de nombreux musées provisoirement orphelins de certains chefs-d’œuvre, que l’on songe ne serait-ce qu’à la remarquable Tête (1911-1912) de Minneapolis. De Joseph Bernard à Ossip Zadkine, les quelque soixante-dix œuvres présentées nourrissent une démonstration d’autant plus magistrale qu’elle s’articule autour de huit sculptures de Modigliani, soit le tiers d’un corpus longtemps établi à vingt-cinq pièces mais qui, en vertu des recherches liées à ce projet scientifique, peut désormais se prévaloir de trois numéros supplémentaires.
Bien que cette exposition soit la première, depuis la mort de l’artiste, survenue en 1920, à interroger exclusivement la sculpture de Modigliani, sa cohérence et son excellence lui confèrent un caractère d’évidence, comme si ce rêve se devait d’avoir ainsi lieu. Un rêve familier, en somme. Les Italiens réservent à ce phénomène aussi troublant une expression française : le « déjà-vu »…
Influences capitales
Paris. C’est là, ou presque, que tout s’est joué. Certes, Modigliani, au terme d’un voyage initiatique en compagnie de sa mère, en 1900, formula tôt le vœu – longtemps ajourné – de devenir sculpteur. Certes le jeune artiste, âgé de dix-huit ans, s’adonna à la sculpture à Pietrasanta et à Carrare dès 1902. Histoire, tout de même, d’affronter ces célèbres carrières qui, à quelques kilomètres de sa Livourne natale, revendiquaient de prestigieux aînés. Certes. Mais les mentions biographiques sont formelles : Amedeo Modigliani (1884-1920) est un peintre. Un grand peintre, incontestablement.
Du reste, c’est pinceau à la main que semble évoluer le jeune artiste dès son arrivée à Paris, en 1906, puisque les cours qu’il suit à l’Académie Colarossi comme les livrets de salons ne retiennent de ce dandy bohème, hormis sa beauté latine et sauvage, que son talent pictural, un talent entre Paul Cézanne et Juan Gris, entre indolence et insolence, entre chiens et loups.
Feu et cendre, Modigliani est de ceux qui consomment et (se) consument avec une ardeur rare. Pour preuve, s’il ne sculpte qu’entre 1910 et 1913, sa pratique est exclusive, impérieuse. Il n’y a plus qu’elle, plus que cette pierre – toujours – et cette pratique – systématique – de la taille directe. Au contact de Constantin Brancusi, son enseignant et son cicérone, mais aussi de Joseph Bernard (Effort vers la nature, 1907) et d’Elie Nadelman (Tête classique, vers 1909), l’Italien ne perd rien des différents vocables qui peuplent la ville cosmopolite. Dans cette Babel moderne, l’heure est à la métonymie. Plus rien des figures de style rodiniennes, allégoriques, parfois amphigouriques. Désormais, le scalpel élague et le ciseau soustrait. On coupe et on tranche, on incise et on gratte : ouverte par Bourdelle et Maillol, la brèche anti-naturaliste est désormais une trouée magnétique dans laquelle s’engouffre un Modigliani improvisé sculpteur.
Tailles directes
Conservée par le Centre Pompidou et datée 1911-1913, la Tête dite « Ceroni III » – du nom du catalogue raisonné de l’œuvre sculpté de l’artiste – résume à elle seule les orientations de Modigliani : stylisation géométrique, schématisation volumétrique, réduction des éléments anatomiques à de simples signes rudimentaires. Inachevée, et étrangement proche des futures têtes plates d’Alberto Giacometti, cette sculpture atteste un effort double, et en apparence duel, qui consiste, d’une part, à renoncer au principe de vraisemblance et, de l’autre, à exprimer la vérité d’une idée. Cette émancipation de l’esthétique académique emprunte évidemment aux solutions géométrisantes de Brancusi (Le Baiser, 1907-1908) pour qui « rien ne pousse à l’ombre des grands arbres », fussent-ils aussi féconds que Rodin. Comme le feront bientôt Zadkine et Henri Laurens, avec leurs respectives Tête aux yeux de plomb (1919) et Tête de femme aux boucles d’oreille (1921), Modigliani synthétise la structure du visage jusqu’à n’en conserver que les linéaments stéréométriques. Tandis que l’œil devient un ovoïde parfait, la bouche un cylindre étroit et le nez un trapèze filiforme, le Livournais ne cesse de réfléchir à leurs justes dimensions et à leur possible combinaison. Tel un arpenteur, il fait du bloc de pierre un étonnant terrain d’investigation. Taillant, calculant et toisant, l’artiste prend la mesure de ces têtes qui, quoique toutes contemporaines, n’en demeurent pas moins des œuvres singulières et parfaitement irréductibles. Faire simple. Telle pourrait être l’injonction créatrice qui préside aux vingt-six têtes et deux cariatides de Modigliani, soit l’exhaustivité de son œuvre sculpté aujourd’hui conservé. Faire simple et faire croire à cette simplicité, car le génie de l’artiste est précisément d’assumer un grand nombre d’héritages – archaïque, médiéval, renaissant, tribal – tout en poursuivant un processus de décantation et d’épuration formelles.
Confluences primitives
Géniales, ces sculptures syncrétiques qui, à l’image de la Tête de Londrès, dite « Ceroni XXIV » (1912-1913), sont présidées par une telle sincérité harmonique. Génial, ce sculpteur parvenu à dompter sa fougue polyphonique pour des pièces argentines, toutes en nuances, et pleines du souvenir de trois hérauts du primitivisme : Paul Guillaume, passeur précoce des arts africains, Pablo Picasso (Nu féminin, 1907), que Modigliani portraiture en idole bariolée, mi-aztèque mi-fang (1915) et, enfin, André Derain, dont on ne dira jamais assez combien les qualités de regardeur et d’artiste (Homme accroupi, 1907) bouleversèrent l’art moderne. Des masques de Côte d’Ivoire aux reliquaires du Gabon en passant par les statuettes du Cameroun, le feuilletage du musée imaginaire de Modigliani déroute de par ses latitudes qui, toutes, viennent éclairer ses propres sculptures totémiques, comme taillées non pas au ciseau mais à la serpe. En 1912, Modigliani expose au Salon d’automne un « ensemble décoratif » de sept têtes sculptées, preuve, s’il en est, de l’importance d’un médium qui, bientôt, contaminera toutes ses peintures. Au crayon comme à l’aquarelle, d’une prodigieuse pureté linéaire, ses exercices graphiques donnent à voir une exigence technique et propédeutique d’autant plus souveraine que l’Italien ne tardera pas à réinvestir depuis son chevalet certaines des solutions formelles éprouvées lors de la taille de la pierre : formes saillantes, profils acérés et géométrisation anatomique (Portrait de l’artiste en costume de Pierrot, 1914). Là, au Mart, au milieu de ces montagnes intimidantes, devant ces sculptures ensorcelantes, comment ne pas être saisi par la dimension éminemment monumentale, voire cyclopéenne, de l’art de Modigliani ? Et comment ne pas chavirer devant ces rêves familiers qui, pour être tridimensionnels, semblent à jamais incarnés ?
1884 Naissance à Livourne, en Italie.
1900 Atteint de tuberculose, Modigliani voyage à Rome, Venise et Florence.
1902 Étudie à l’Académie des beaux-arts de Florence.
1906 Arrivée à Paris. 1908 Il participe au salon des Indépendants.
1909 Brancusi l’initie à l’art africain et à la taille de pierre.
1910-1913 Il se consacre à la sculpture et expose au salon d’Automne.
1915 Il Fréquente Zadkine, Vlaminck, Derain, Picasso.
1918 Exposition à la galerie Paul Guillaume avec Picasso et Matisse.
1920 Décède des suites de sa maladie.
2011 Une Tête féminine est adjugée 43 millions d’euros en vente publique, un record pour l’artiste.
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Modigliani, génie lapidaire
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques « Modigliani sculpteur », jusqu’au 27 mars 2011. MART à Rovereto, Italie. Du lundi au dimanche de 10 h à 18 h. Vendredi jusqu’à 21 h. Tarifs : 7 et 10 euros. www.mart.tn.it
Le MART de Mario Botta.
Inauguré en 2002, le musée d’Art moderne et contemporain de Rovereto et Trente réalisé par l’architecte suisse Mario Botta vaut à lui seul le voyage en Italie. Ce bâtiment de pierre jaune, à l’image des constructions de la région, se dévoile à l’issue de la rue Bettini offrant de belles façades XVIIIe. La vaste cour centrale est coiffée d’une coupole de verre et d’acier qui fait réfèrence à la coupole du panthéon de Rome. Le musée, écrin dédié aux avant-gardes du XXe siècle et à l’art contemporain, s’intègre magnifiquement à son environnement entre montagnes verdoyantes et monuments historiques.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°633 du 1 mars 2011, avec le titre suivant : Modigliani, génie lapidaire