Michel Ragon fait ses premiers pas de critique d’art avec les peintres de l’abstraction lyrique. Témoin privilégié, il en accompagne les débuts en 1947, avant de les raconter.
Quelle fut votre première rencontre avec l’abstraction lyrique ?
Michel Ragon : Le premier tableau abstrait lyrique que j’ai regardé était une reproduction photographique vue dans la chambre de bonne d’un copain en 1947. C’était la photo d’un tableau d’Hartung qui m’a immédiatement fasciné. C’est comme ça que j’ai commencé à courir dans les galeries pour voir quels étaient ces peintres.
À l’époque je faisais de la critique littéraire. Je me suis mis à parler de peinture en parlant d’eux !
On n’en était alors ni au triomphe, ni même à la polémique ?
C’était la plus complète indifférence. Je me suis retrouvé dans des vernissages dans lesquels il n’y avait personne, sauf les peintres ! Les expositions n’avaient lieu que dans de toute petites galeries, tenues pour l’essentiel par des femmes, comme Collette Allendy.
Vous est-il apparu immédiatement qu’ils renouvelaient les problématiques picturales ?
Absolument. Il y avait dans cette peinture un dynamisme incroyable qui me séduisait bien davantage que l’abstraction géométrique qui lui était alors parallèle. Mais c’était surtout l’expression d’une génération.
Ils exposaient ensemble, dans un cercle restreint de galeries, un peu comme les cubistes, mais tous ne se reconnaissaient pas forcément dans ce terme.
À commencer par Pierre Soulages et Serge Poliakoff ?
Soulages exposait avec eux, mais n’était pas vraiment un abstrait lyrique. Comme pour le nouveau roman en littérature, ce qui comptait pour lui ça n’était pas l’expression, mais la grammaire. Et quant à Poliakoff, il exposait avec eux, mais c’est un peu limité pour être lyrique !
Nicolas de Staël se considérait-il comme un artiste abstrait lyrique ?
Je ne l’ai pas connu. J’étais très lié avec Hartung, Soulages, Atlan et Poliakoff, qui ne l’aimaient pas trop. Du coup, je n’ai jamais eu l’idée d’aller le voir. Pour avoir un point de vue objectif de critique, il ne faudrait pas connaître les peintres !
Et puis j’étais très jeune. Mais je ne crois pas que ce soit un peintre si important. Il y a quelques très très beaux tableaux à la fin de sa période abstraite mais ça ne dure pas longtemps.
À la fin des années quarante, parlait-on de passation de pouvoir entre les scènes parisienne et new-yorkaise ?
C’est venu un peu après les années quarante. Je me demande même si Mathieu n’y a pas participé. Avec ses nombreux voyages, il a connu très tôt la peinture de Kline et de Pollock.
En réalité c’est lui qui les a introduits en France. Pour moi, ils étaient des abstraits lyriques avant que n’apparaisse le terme d’expressionnisme abstrait.
Se sont-ils nourris les uns les autres ?
Non, je ne crois pas, il n’y avait pas vraiment de contact. Et plus tard, les échanges n’ont pas été très cordiaux.
Comment comprendre alors « Véhémences confrontées », en 1951, qui les mettait tous en scène ?
C’était une exposition de Michel Tapié. Il y montrait Pollock, De Kooning, Kline avec Hartung, Lanskoy, Soulages, Mathieu, et curieusement Dubuffet et Fautrier. Le lien se faisait finalement par l’idée d’un art informel.
À quel moment a-t-on pu sentir que l’histoire allait valider l’abstraction lyrique ?
Très tôt. Au début des années cinquante, l’histoire était faite. La nouveauté de l’expression n’intéressait pas les foules, mais apparaissait comme évidente. En 1956 on éditait déjà des ouvrages sur l’abstraction.
J’ai publié L’Aventure de l’art abstrait, un ouvrage essentiellement consacré à l’abstraction lyrique. Le groupe commençait à entrer dans les musées. Ça a mis dix ans.
C’est au même moment que la critique a commencé à les malmener ?
Après 1956 oui. Il y a eu quelques empoignades et polémiques. Et puis à partir des années soixante, le réel intervient à nouveau avec le pop et les nouveaux réalistes. Il y a tout à coup une rupture et une page de l’art abstrait qui se tourne. C’est le début d’une longue période de défaveur.
Maintenant, les peintres de l’abstraction lyrique sont parmi les plus cotés. Ils sont finalement entrés dans l’histoire de l’art bien plus vite que sur le marché !
Quel était l’objet de ces empoignades et polémiques ?
Il y avait encore quelques polémiques avec les anti-modernistes, les défenseurs de la figuration, mais finalement c’est à l’intérieur même de l’abstraction qu’on discutait le plus. Notamment entre abstraction géométrique et abstraction lyrique.
Nous sommes maintenant de vieux amis, mais à l’époque j’étais l’adversaire de Denise René et de ses artistes !
Quels étaient les supports qui relayaient ces discussions?
Il y avait à l’époque de la place pour la critique d’art, y compris dans les journaux. Et puis il y avait bien sûr Cimaise, une revue de combat, opposée notamment à Art d’aujourd’hui qui défendait plutôt l’abstraction géométrique.
En tant que critique d’art, comment qualifieriez-vous finalement cette abstraction lyrique ?
C’est une peinture du geste et de la confession. Une peinture du journal intime.
1910 Kandinsky réalise la 1re aquarelle abstraite : « Avec l’arc noir ». Dans son traité « Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier », il pose les bases de l’abstraction. 1945 Deux pôles apparaîssent : l’abstraction géométrique et l’abstraction lyrique. 1947 Au tournant de 1950 Mathieu organise une série de manifestations en faveur d’un art libéré de toute contrainte. Il devient le promoteur de l’art informel. 1952 L’hégémonie de l’école de Paris subit la montée des nouveaux réalistes. César, Arman, Villeglé ou Klein présentent leurs premières œuvres.
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Michel Ragon : Une peinture du geste et du journal intime
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°580 du 1 mai 2006, avec le titre suivant : Michel Ragon : Une peinture du geste et du journal intime