Art contemporain

Matthew Barney - La liberté sous la contrainte

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 23 août 2010 - 1030 mots

Ovni dans le paysage des institutions muséales, le Schaulager confie ses espaces à un autre champion du genre : l’artiste-star Matthew Barney. Il y présente sa série de performances Drawing Restraint, dont une a été réalisée pour l’exposition bâloise.

Il trimballe sa silhouette athlétique dans la tribu de l’art contemporain depuis la fin des années 1980 tout en cultivant une certaine discrétion. Son parcours ? Il constitue à lui seul une vraie légende. Né en 1967 à San Francisco, il poursuit une scolarité en art à l’université de Yale après avoir été footballeur de haut niveau puis mannequin.

Après une conversion digne d’une vie de saint, Barney se consacre à l’art à travers des performances physiques qui ne cessent de rappeler l’hygiène de l’effort et du dépassement de soi qui l’a formé. Puis, c’est la démesure qui prend le pas dans les années 1990. Il tourne des films à grand spectacle à l’instar des cinq opus de Cremaster dont les budgets se chiffrent en centaines de milliers de dollars. Et il se permet aussi des sorties en salle pour ses objets non identifiés aux durées éprouvantes. Enfin, sa rencontre avec la star islandaise Björk parachève le portrait « idéal » de cette star atypique et excentrique. 

Au Schaulager, dialogue avec les anciens
Dans l’inquiétante cathédrale architecturale du Schaulager bâlois, l’Américain déploie l’intégralité de son projet Drawing Restraint confronté à une soixantaine d’œuvres de la Renaissance du Nord.
Tout commence par une acquisition plutôt inhabituelle. Le MoMA de New York s’allie avec la fondation Laurenz (marotte de Maja Oeri et instigatrice du Schaulager) pour se porter acquéreur de l’intégralité des archives du projet Drawing Restraint de Matthew Barney. Des archives qui forment une exposition et une acquisition qui évite ainsi la dispersion de tous ses composants dans le monde entier, à jamais invisibles. C’est d’ailleurs la première fois que toutes les performances et tous leurs « effets secondaires » – les dessins, les vitrines, les reconstitutions, les sculptures – se retrouvent présentés ensemble. Et pour ajouter à ce caractère inédit, le commissaire a pris l’initiative de faire dialoguer cet ensemble hirsute, baroque et extravagant, avec des peintures, des estampes et des lithographies, joyaux de la Renaissance du Nord venant pour la plupart du Kunstmuseum de Bâle.

Neville Wakefield, 47 ans, travaille entre le PS1 et le MoMA new-yorkais et connaît bien l’œuvre de Barney. C’est en dénichant dans la collection du Germanisches Nationalmuseum de Nuremberg une étonnante planche de bréviaire ornée de deux plaies du Christ et d’un clou en couleur qu’il a eu l’idée de cette conversion iconographique. L’œuvre donne même son titre à l’exposition : « Prayer Sheet With the Wound and the Nail » (« Feuille de prière avec plaie et clou »). À l’instar du travail de Barney, la présence ambivalente de la sexualité effleure la représentation isolée des blessures christiques. Entre vulve et mollusque entrouvert, l’identité des formes reste énigmatique. Quant audit clou – phallique –, il flotte au milieu de cette page anachronique.

Suivent d’autres planches gravées signées Albrecht Dürer, Martin Schongauer, des panneaux de Lucas Cranach ou de Hans Baldung Grien. À l’aune de cette percée dans l’univers des saints et des martyrs de la religion chrétienne, les vidéos et dessins de Matthew Barney se chargent petit à petit d’une aura particulière. 

La jeune fille et la chute mortelle
En parcourant les salles à l’enchaînement complexe malgré un plan basilical avec nef centrale et collatéraux, se dessine petit à petit la singularité de l’Américain. Sa façon de travailler la contrainte, l’exercice parfois sadique des épreuves le conduisant à dessiner suspendu à la proue d’un bateau, la tête en bas, sur un trampoline…, n’exalte aucune satisfaction pour lui ou le témoin.

Tout est ici retenu. Une constante qui ressort des films sans dialogue produits tout au long des dix-huit opus du cycle. L’effort n’y est jamais apparent, la transcendance jamais extatique. Jamais une once de plaisir ni d’excitation alors même que la sexualité est omniprésente comme dans le Drawing Restraint 7 peuplé de satyres.

Matthew Barney exerce ses limites comme celles du spectateur. Sans exutoire et sans jouissance, les œuvres se retirent au plaisir du visiteur mais pas à sa fascination. C’est là toute la perversité du projet. Tenace, elle cheville toute la visite jusqu’au sous-sol. On y retrouve, comme dans un jeu de piste, des indices et autant de renvois, ici à Drawing Restraint 9 ou là, au numéro 17. Celui-ci a été réalisé à Bâle et c’est la première fois que Matthew Barney ne se met pas en scène. Inspiré par La Jeune Fille et la Mort de Hans Baldung Grien (bijou que le Kunstmuseum de la ville a accepté de prêter pour l’occasion [voir ci-contre]), il a filmé une jeune femme blonde à travers la ville, en route vers le Schaulager. Ce film est d’ailleurs projeté dans un format colossal sur deux écrans de la façade.

Finalement, la jeune femme se prend à escalader un mur virginal parsemé de prises d’alpinisme indoor jusqu’à une chute spectaculaire. Et là, de se remémorer que quelques mètres plus haut, le regard s’était posé sur les postures suspendues des chutes prophétiques dessinées par Goltzius en 1588.

Le commissaire a effectué une démonstration éclairante et belle, tout en finesse. Bien sûr, l’exposition pourra « écœurer » par ses excès de vaseline notamment, car Matthew Barney use et abuse de ce fluide paradoxal entre jus organique et froideur clinique, enrobé d’une couleur douceâtre. Et puis Barney ne laisse aucune place au hasard et jamais n’exulte dans une jouissance païenne.
Cet extrême contrôle s’avère tout aussi contraignant pour le visiteur, une manière pour lui de le mettre à l’épreuve.

Biographie

1967 Naît à San Francisco.
1988 Diplômé en art à l’université de Yale à New Haven.
1991 À New York, transforme la galerie Barbara Gladstone en salle de musculation où il se soumet à des épreuves physiques.
1992 Documenta à Cassel.
1993 Prix Europa 2000 du meilleur jeune artiste à la 45e Biennale de Venise.
1996 Premier prix Hugo Boss du Guggenheim Museum de New York.
2002 The Cremaster Cycle est présenté au MAMVP.
2006 Réalise et interprète Drawing Restraint 9. Sa compagne Björk en compose la bande originale.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°627 du 1 septembre 2010, avec le titre suivant : Barney - La liberté sous la contrainte

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