Art contemporain

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Matthew Barney sculpte la violence au ralenti

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 21 juin 2024 - 829 mots

L’artiste américain n’avait pas exposé dans un contexte institutionnel en France depuis plus de dix ans. Il livre une œuvre multimédia complexe avec « Secondary ».

Paris. « Quand j’avais 17 ans et que je jouais au football américain, j’avais envie de me jeter la tête la première contre quelqu’un, raconte Matthew Barney. Cette envie, je l’ai transposée dans l’art. » L’analyse a posteriori de l’artiste fait écho à « Secondary », l’installation vidéo qu’il présente actuellement à la Fondation Cartier. Pour rappel, il fut l’un des premiers à y exposer, en 1995. Sept ans plus tard, en 2002, le Musée d’art moderne projetait en intégralité son cycle « Cremaster », dont l’univers visuel baroque en cinq épisodes aurait pu faire oublier l’essentiel : Matthew Barney est un sculpteur. Et si, une fois encore, son solo s’articule autour d’un film, celui-ci ne se comprend qu’en regard de sa pratique de plasticien.

Le sujet de « Secondary » renvoie à un accident sportif survenu en 1978 aux États-Unis : lors d’un match de football, le choc entre le joueur Jack Tatum et le receveur de l’équipe adverse, Darryl Stingley, fut à l’origine de la paralysie de ce dernier. Cet épisode est rejoué dans une chorégraphie performée par onze danseurs, dont l’artiste. Disséquée, ralentie, l’action se mue en séquence cinématographique (allusion à la spectacularisation des retransmissions sportives) tout en se chargeant d’une signification symbolique. Sur chacun des cinq écrans de l’installation, les performers interprètent un solo, que le montage du film utilise en boucle, comme le motif d’une partition. Chaque personnage s’est vu donner une matière, « du plomb, de l’aluminium, de la terre cuite et du plastique, à différents degrés de liquidité », matière avec laquelle il a été invité à improviser en la manipulant, « dans une évocation de la force, de l’élasticité et de la mémoire ». Mais aussi de la vulnérabilité : âgés de cinquante à soixante ans, les danseurs, à travers leur physique vieillissant, figurent les prémices d’une certaine fragilité. Chaque solo compose ainsi, note le directeur de mouvement David Thomson, « une danse sculpturale animée ». Cette dimension n’est pas sans faire penser au film Zidane, un portrait du XXIe siècle (2005), de Douglas Gordon et Philipe Parreno, une œuvre qui entremêle également les codes du sport et du cinéma avec une intention de plasticien. Si ce n’est que chez Matthew Barney, le spectateur se trouve face à ses contradictions, entre tension scopique et empathie.

Une bande son désincarnée

Pour la bande son, Matthew Barney et le compositeur Jonathan Bepler ont beaucoup regardé, disent-ils, « Tokyo Olympiades » (1965), un documentaire sur les jeux d’été de 1964 à Tokyo, dans lequel le réalisateur, Kon Ichikawa affirme avoir voulu lier le septième art au sport. « Ce qui est frappant dans l’usage du son de ce documentaire, c’est qu’il semble désincarné, cela produit quelque chose de troublant et de beau qui nous a beaucoup inspirés », explique Matthew Barney. En décalage, mais très suggestive, avec des bruits de respiration sifflante et de heurts, la matière sonore de « Secondary »contribue à provoquer chez le spectateur des sensations de violence et de peur.

Tandis qu’un vaste tapis aux couleurs du football américain déployé au sol suggère de façon picturale l’espace du terrain de jeu, à l’écran ; un récit parallèle interfère avec les scènes qui s’y déroulent. Ce deuxième récit prend place au cœur de l’atelier new-yorkais de l’artiste, où l’on découvre une tranchée argileuse en partie inondée par une conduite brisée, à la manière de la colonne vertébrale sectionnée de Darryl Stingley. La caméra plonge dans cette fosse comme un couteau dans la plaie.

Introspective, car elle met l’accent sur un événement de l’histoire entré en collision, selon Matthew Barney, avec sa propre biographie de jeune sportif plein de rage et d’énergie, cette exposition assume également une forme rétrospective. Au niveau inférieur, est ainsi présentée une sélection des premières vidéos « Drawing Restraint », commencées dans les années 1980 : elles mettent en scène des dessins explorant les possibilités créatives engendrées par des contraintes fortes, dans un esprit assez proche de celui des protocoles de Bruce Nauman. Une toute nouvelle vidéo a également été performée sur place par le danseur Raphael Xavier, le corps entravé par un harnais, laissant ses stigmates encore frais le long des murs.

Pour produire cette exposition, le studio de Matthew Barney l’a pensée comme un dispositif en plusieurs parties, en synchronisant la programmation des galeries de l’artiste avec son solo à la Fondation Cartier. C’est une logistique complexe et un modèle économique singulier. De la Gladstone Gallery, à New York (16 mai-26 juillet) ; à Sadie Coles HQ, à Londres (24 mai-27 juillet), en passant par Regen Projects, à Los Angeles (1er juin-17 août), chaque enseigne présente cette saison une partie de son travail. Dans les espaces parisiens de la Galerie Max Hetzler, deux sculptures et des dessins sur papier et sur aluminium sont ainsi présentés jusqu’au 25 juillet. Quant à la Fondation Cartier, elle organise, au Christine Cinéma Club de Saint-Germain-des-Prés, une projection de l’intégralité du Cremaster Cycle, les 29 et 30 juin.

« Matthew Barney – Secondary »,
jusqu’au 8 septembre 2024, Fondation Cartier, 261 boulevard Raspail,75014 Paris
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°636 du 21 juin 2024, avec le titre suivant : Matthew Barney sculpte la violence au ralenti

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