PARIS
Présentée dans l’exposition « Préhistoire, une énigme moderne », Marguerite Humeau développe autour de la question des origines une œuvre complexe et poétique, à l’intersection de la recherche (para)scientifique et des nouvelles technologies.
Marguerite Humeau - De manière générale, on ressent en ce moment un sentiment de finitude du monde. De même que les hirondelles volent plus bas à l’approche de la tempête, notre instinct nous dit que la fin semble assez proche. On essaie alors de chercher des réponses et de comprendre d’où l’on vient, et de trouver dans les origines de l’humanité un moyen de préparer l’avenir. Dans mon cas, la préhistoire m’intéresse en tant qu’elle est une zone opaque, une sorte de boîte noire. La science tente de la comprendre à partir de vestiges. À partir de ces traces, les archéologues essaient de spéculer, mais sans aucune preuve tangible. Il y a des choses qui ne traversent pas le temps : les émotions, les odeurs, le langage, le ressenti… C’est précisément cela qui m’intéressait au départ. Puis j’ai commencé à lire des auteurs interdisciplinaires, qui proposent de nouveaux récits en marge des interprétations officielles. Je pense par exemple à Adrienne Mayor, qui explique que nombre de mythes grecs sont le fruit d’interprétations fondées sur l’observation de fossiles, ou à Jean Clottes…
Les scientifiques avec lesquels je suis en contact sont obligés de spéculer, mais ils ne peuvent le faire que dans la mesure où ils étayent leurs hypothèses par des preuves. En tant qu’artistes, nous avons une grande liberté, et pouvons mobiliser d’autres outils : on peut solliciter l’imaginaire, la fiction, la poésie. Néanmoins, c’est important pour moi de pousser les récits officiels à leur limite et d’utiliser des faits prouvés pour créer mes histoires. Je travaille comme un auteur de science-fiction : j’ai énormément de discussions avec les chercheurs, et j’essaie d’avoir un maximum d’informations pour pousser mes idées et mes hypothèses le plus loin possible. J’ai envie qu’il y ait un doute, une sorte d’ambiguïté sur la véracité des récits que je mets en place. En échangeant avec des chercheurs, j’essaie de les pousser à aller sur des territoires où ils n’ont pas forcément la possibilité d’aller.
Au départ, j’essayais de comprendre ce qui nous différenciait des autres animaux mais, en réalité, beaucoup de choses nous rassemblent, et elles sont plus faciles à mettre en évidence que ce qui nous distingue. Pendant très longtemps, on a cru que le langage était un trait propre à l’humanité, puis on a découvert que nombre d’animaux avaient aussi un langage articulé. De même, certaines espèces ont conscience de leur mort, se suicident, ont des rites funéraires. En m’intéressant à la frontière entre homme et animal, j’essaie de comprendre les forces biologiques de l’évolution, et de voir comment elles ont donné naissance à différents types d’émotions, de comportements. M’intéresse aussi tout ce qui nous échappe dans les comportements des animaux, parce qu’on n’en connaît que ce que notre humanité nous permet de connaître, par un effet miroir. Quand on voit des éléphants agiter des branches sous la pleine lune, on y projette une cérémonie à la lune, car c’est de cette manière-là qu’on peut l’analyser. Pour les scientifiques avec qui je discute, c’est un défi que d’atteindre ce point où l’on doit faire face aux limites de notre imagination. Au-delà des animaux, ce sont les différentes formes de conscience qui m’intéressent. J’ai l’impression qu’on est de plus en plus entourés de nouvelles formes de vie, avec l’intelligence artificielle et les algorithmes. Or les animaux sont une manière d’aborder cette question. Ils m’aident à comprendre l’immense éventail de possibilités que les nouvelles technologies sont en train de faire émerger.
La préhistoire permet de comprendre ce qu’est la vie. Revenir vers le passé permet de toucher à l’essence de ce qui nous définit en tant qu’humains, de comprendre les origines de la vie. J’aime beaucoup les écrits de Joseph Campbell, chercheur en mythologies comparées : il explique que certains mythes sont présents dans tous les pays du monde. Il fait l’hypothèse qu’ils seraient nés d’histoires originelles, vécues par des ancêtres communs. Ma démarche procède d’une même volonté de lier les choses à une espèce de point d’origine.
Ma formation de designer a été fondamentale dans mon parcours. Quand j’étais étudiante au Royal College of Art, on s’intéressait à la biologie synthétique, et j’étais fascinée par le fait qu’on puisse « designer » la vie. Les recherches en la matière ouvraient des possibilités infinies – celles de cloner des mammouths ou de créer des souris vertes. Sans mauvais jeu de mots, nous vivons à la préhistoire dans ce domaine-là. Un peu par hasard, je me suis aventurée sur un terrain qui est extrêmement excitant, car on peut imaginer toutes sortes de formes à partir de celles qui ont existé, mais qui n’existent plus. Mes études en design m’ont aussi amenée à réfléchir au vocabulaire formel utilisé par les nouvelles technologies, et à la manière dont elles présentent leurs idées. Prenez l’Apple Store : il y a dans son organisation quelque chose de spirituel, si bien qu’on n’achète pas un ordinateur, mais de la lumière, une idée. Apple propose la même chose que beaucoup de religions : la survie de l’âme. Cette idée, il la formalise par l’écran, l’ordinateur, tout comme un muséum d’histoire naturelle décrit le monde de la préhistoire à travers des fossiles. C’est précisément cela que je cherche : explorer la façon dont un objet peut traduire un monde, une hypothèse.
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Marguerite Humeau : "Notre instinct nous dit que la fin semble assez proche"
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°724 du 1 juin 2019, avec le titre suivant : Marguerite Humeau : "Notre instinct nous dit que la fin semble assez proche"