NOGENT-SUR-SEINE
Subtile, une exposition du Musée Camille Claudel de Nogent-sur-Seine dévoile combien et comment les sculpteurs surent approcher l’industrie et incorporer le travail dans leurs œuvres.
Longtemps, la sculpture fut peuplée d’allégories savantes et de compositions virtuoses célébrant un « beau idéal », normé par des canons et des codes, soumis à des contraintes académiques. Sage et disciplinée, la sculpture prouva qu’elle pouvait être un art proprement officiel. La révolution industrielle, qui noircit les visages et assombrit les cœurs, métamorphose le travail et impose de regarder en face ces puddleurs, ces marteleurs, ces chaudronniers et ces verriers, ces hommes et plus rarement ces femmes qui s’emploient à transformer la matière meuble du monde. Surgissent ainsi dans l’espace public des peintures et dans des sculptures comme autant d’hymnes au travail, parfois ambigus. Du reste, en tant qu’ils œuvrent tous deux avec leurs mains, qu’ils ont lourdes et vives, l’ouvrier et le sculpteur n’étaient-ils pas voués à devenir des manœuvres fraternels ?
Si la deuxième République et le second Empire pourvoient des figures industrieuses, tels le Faucheur (1849) d’Eugène Guillaume et le Semeur (1859) d’Henri Chapu, ces statues approchent le travailleur, souvent agricole, pour exalter une nudité inspirée par les conventions antiques. Travailler revient à dévoiler un corps parfait, pas un corps social. Il faut attendre l’avènement de la troisième République, et les années 1870, pour qu’émergent des images politiques du travail et, avec, une nouvelle sculpture d’histoire, réaliste : désormais les veines saillent, les muscles tremblent et les outils apparaissent, comme dans ce remarquable Forgeron (1901-1902) de Victor Prouvé qui, en atlante merveilleux, porte seul le poids du monde.
Car le monde pèse, ainsi que le rappellent Germinal (1885) et les grandes épopées réalistes de la fin du siècle. Certes, le travail est la forme sociale de la modernité, avec son parfum d’émancipation et de progrès, mais il asservit les ouvriers, aliène les travailleurs de la mer, courbe les paysans et muselle le prolétariat. À cet égard, le formidable Monument au travail (1885-1930) du Belge Constantin Meunier, transcription sculptée d’un de ses tableaux antérieurs, explore la polysémie de l’effort et la beauté athlétique d’une humanité ouvrière luttant avec les quatre éléments.
Influencés par les penseurs socialistes, plusieurs monuments ambitieux voient ainsi le jour, parmi lesquels deux rêveries cyclopéennes inachevées – le Monument aux ouvriers (1889-1902), pour lequel Jules Dalou consigna une documentation extravagante et conçut une centaine d’esquisses, et La Tour du travail (1898-1907) d’Auguste Rodin, dont les 130 mètres étaient servis par l’électricité et desservis par un ascenseur. Souvent, l’ouvrier meurt. De faim, comme chez Paul Roger-Bloche ; du grisou, comme chez Meunier. Et, bientôt, la Première Guerre mondiale hisse les mineurs en héros de l’ombre, en résistants du sous-sol, ainsi qu’Antoine Bourdelle les sacre dans un monument extravagant, gigantesque lampe de mineur inaugurée en 1930, flanquée de quatre bas-reliefs conjoignant la pénibilité et le patriotisme. Du reste, les reliefs, qui autorisent un déploiement narratif, sont tout indiqués pour dire la souffrance endurée, la compression des corps et le broiement des espoirs. Ossip Zadkine le savait (Ouvriers au travail, 1938) et Adel Abdessemed le rappela récemment, dans l’une des plus éblouissantes sculptures consacrées à l’enfer des mains-d’œuvre (Shams, 2018).
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Mains d’œuvre
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°736 du 1 septembre 2020, avec le titre suivant : Mains d’œuvre