NOGENT-SUR-SEINE
Le naturalisme a exprimé toute sa force dans ces sculptures à la gloire des ouvriers et paysans.
Nogent-sur-Seine. Avant que n’ouvre le Musée Camille-Claudel, en 2017, la ville de Nogent-sur-Seine avait eu, à partir de 1902, un Musée Dubois-Boucher dont les collections ont été intégrées à la nouvelle structure. Alfred Boucher (1850-1934), sculpteur réaliste couvert de commandes publiques, s’est illustré dans une veine naturaliste en représentant des travailleurs. Cet aspect de sa production et de celle d’autres artistes comme Émile Laporte (1858-1907), Ernest Nivet (1871-1948) ou Henri Bouchard (1875-1960) est réuni dans une salle du musée consacrée à la représentation du travail complétée, en ce moment, d’une passionnante exposition des sculpteurs ayant abordé ce sujet, essentiellement entre 1880 et 1920. Cécile Champy-Vinas, conservatrice au Petit Palais, à Paris, lequel détient une importante collection sur ce thème, et Cécile Bertran, directrice du Musée Camille-Claudel, ont réuni plus de cent cinquante œuvres allant chronologiquement de l’esquisse du Citoyen (allégorie de la félicité des peuples) (vers 1755-1760) de Jean-Baptiste Pigalle (1714-1785) à Faucheur (1942) des jumeaux Jan (1896-1966) et Joël Martel (1896-1966).
Avant le milieu du XIXe siècle, la représentation sculptée du travail n’allait pas de soi et l’œuvre de Pigalle évoque plus le grand commerce que l’univers d’un personnage décrit à l’époque par Diderot comme un « portefaix » parce qu’il est entouré de ballots de marchandises. De même, vers 1880, Émile Picault (1833-1915) personnifiait le Génie du travail par un jeune homme ailé dont le socle, portant la maxime « Sur le champ du labeur, la victoire est féconde », était plus explicite que la figure elle-même. Vers 1859, Henri Chapu (1833-1891), devant représenter Triptolème qui, dans la mythologie grecque, avait enseigné l’agriculture aux humains, en faisait un Semeur nu et héroïque, tout comme le sera encore trente ans plus tard le terrassier d’Alfred Boucher (À la Terre, vers 1890).
Il fallut attendre le Belge Constantin Meunier (1831-1905), très attaché au monde ouvrier, et le communard Jules Dalou (1838-1902) pour voir fleurir, dans les années 1880, des représentations naturalistes de travailleurs. Passer outre les préventions du public et des commanditaires nécessitait un engagement personnel, politique et social des artistes. Meunier et Dalou eurent d’ailleurs tous deux pour ambition de créer un monument rendant hommage au peuple laborieux. Le Monument au travail sur lequel Meunier commença à réfléchir au milieu des années 1880 n’aboutit que partiellement en 1930. Quant au Monument aux ouvriers de Dalou, le Petit Palais en conserve plus d’une centaine d’esquisses. Il ne vit jamais le jour, mais le sculpteur put introduire dans certaines de ses œuvres des personnages de travailleurs qu’il avait créés pour lui.
Auguste Rodin (1840-1917) a, de son côté, imaginé la construction d’une Tour du travail pour l’Exposition universelle de 1900. Le projet, qu’il ne put jamais réaliser, l’occupa jusqu’en 1907. Elle devait mesurer 130 mètres de haut et, dans l’état final, le sculpteur pensait y installer La Porte de l’Enfer. Il en reste la maquette d’une version intermédiaire, au Musée Rodin de Meudon.
Enfin, Henri Bouchard se consacra à quatre projets de monuments au travail entre 1902 et 1906. Le Défrichement (1909), long de 17 mètres, déployait six bœufs tirant une charrue, encadrés par un laboureur et un piqueur. Installé à Charleville-Mézières en 1931, il fut presque totalement fondu pendant la Seconde Guerre mondiale.
Le thème du travailleur renvoie à la littérature de l’époque et particulièrement à Émile Zola. L’intérêt des artistes pour le personnage du mineur était certainement dû à l’auteur de Germinal, publié en 1885, mais il a été relancé par le scandale de la catastrophe de Courrières, un coup de grisou qui a fait plus de 1 000 morts en mars 1906. Pour éteindre l’incendie et préserver le gisement, la mine a été bouchée sans avoir été entièrement explorée et il est certain que nombre d’ouvriers encore vivants y ont été abandonnés. C’est sur cette toile de fond qu’Antoine Bourdelle (1861-1929) a élaboré entre 1919 et 1929 le Monument aux morts de Montceau-les-Mines (1930) pour lequel sa fille a rapporté qu’il voulait célébrer « les mineurs morts à la guerre, mais aussi les mineurs au travail ». En quelques dizaines d’années, la figure de l’ouvrier était devenue synonyme de souffrance et de mort.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°554 du 30 octobre 2020, avec le titre suivant : La belle époque des statues des travailleurs