RODEZ
L’artiste italien a beaucoup expérimenté, ce que montre bien le Musée Soulages.
Rodez (Aveyron). Associé à jamais à ses « Fentes », Lucio Fontana (1899-1968) doit en partie sa renommée à cette signature picturale spectaculaire. Ces entailles, réalisées avec un cutter, sont des coupures précises, pratiquement chirurgicales, toujours élégantes et portent un titre invariable : Concetto Spaziale, Attese (Concept Spatial, Attentes). Les dates s’échelonnent entre 1949 et 1968, l’année de sa mort. L’affiche de Rodez, sur laquelle figure sur un fond bleu un « Concept spatial », ne déroge pas à la règle. C’est d’ailleurs probablement le seul lien indiscutable entre Lucio Fontana et Pierre Soulages (1919-2022), le maître de l’Outrenoir ; il est désormais difficile, voire impossible, de parler de leur travail sans évoquer le fait esthétique que chacun d’eux a conçu.
Le mérite de l’exposition est de montrer clairement que si la réflexion théorique de Fontana est centrée autour de l’espace, sa pratique est une interminable expérimentation avec divers matériaux et techniques. Céramiste, sculpteur, peintre ou réalisateur d’installations, l’artiste passe d’un domaine à un autre sans solution de continuité. Ces allers-retours justifient le choix d’un parcours qui n’est pas chronologique mais qui procède par des ensembles de travaux partageant un point commun. Ainsi, après quelques dessins – plutôt des esquisses sommaires –, les commissaires, Paolo Campiglio, universitaire et spécialiste italien de Fontana, Benoît Decron, directeur du Musée Soulages, et Amandine Meunier, responsable des collections du musée, proposent une série de terres cuites et plâtres colorés des années quarante et cinquante. Dans un style indéfinissable – néo-baroque légèrement kitsch ? – ces travaux tout en courbes et contrecourbes, comme Femme se déshabillant et Le vent à Catamarca (1947), dégagent un dynamisme à la limite du contrôle. Inévitablement, on songe à la fougue de Formes uniques dans la continuité de l’espace (1913), cette célèbre œuvre réalisée par le futuriste Umberto Boccioni (1882-1916).
Ces œuvres rappellent que Fontana, né en Argentine mais installé définitivement en 1947 à Milan, a fait l’apprentissage de la sculpture avant de pratiquer la peinture. Mais cette distinction est-elle encore opérante dans son cas ? « Traverser » la toile, perforer sa surface, est avant tout une façon de remplacer la profondeur symbolique de la perspective par un espace réel, physique, celui occupé également par la ronde-bosse. Cette tentative se voit prolongée par une réflexion théorique dont l’emblème est le Primo Manifesto dello Spazialismo (1947). « Je ne veux pas faire une peinture : je veux ouvrir l‘espace, créer une nouvelle dimension pour l’art, me rattacher au cosmos… pas de lignes délimitées dans l’espace, mais continuité de l’espace dans la matière », y écrit Fontana. Le rêve de la transparence prônée par les futuristes devient réalité. On remarque d’ailleurs que Fontana s’inscrit dans la tradition un peu bavarde de ces illustres « ancêtres » italiens en multipliant les manifestes spatialistes.
Quoi qu’il en soit, la matière reste présente, surtout avec la série « La Fine di Dio (La Fin de Dieu, 1963-1964) », où les toiles ovales sont percées et parsemées de paillettes et d’éclats de verre. La magnifique La Fine di Dio de 1963, recouverte d’une couche de peinture verte épaisse, est en elle-même un répertoire de trous de tailles et de formes variables. À la différence des fentes aux bords lisses, les incisions ici sont irrégulières, heurtées et laissent apparaître la texture de la toile. Une peinture tactile en quelque sorte.
Matière brute encore avec les Natures. Des sculptures en terre cuite fendues, des boules noires façonnées grossièrement, qui gardent les empreintes de la main de l’artiste.
Fontana, qui s’inspire de l’artisanat et fait usage de matériaux organiques dans ses travaux, est également attiré par la technologie moderne. Utilisant très tôt le néon, il réalise pour la Triennale de Milan de 1951 une installation majestueuse dont le musée propose une reconstitution. Flottant dans l’espace, cette arabesque lumineuse est l’accomplissement ultime de Fontana : la matière et l’immatériel ne font qu’un. Ou, pour utiliser la terminologie futuriste, l’espace devient actif.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°638 du 6 septembre 2024, avec le titre suivant : Lucio Fontana, maître de la matière transfigurée