Art moderne

XXE SIÈCLE

L’imaginaire sans frontière de Picasso

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 28 février 2018 - 848 mots

À défaut d’avoir couru le monde, le peintre espagnol a enrichi son œuvre d’explorations fictives nourries de cartes postales reçues et de tribulations inventées.

Marseille. Il y avait du monde à la présentation de l’exposition. Incontestablement, le nom de Picasso est irrésistible et sa présence fonctionne comme une plus-value pour toute manifestation artistique. Celle qui a lieu à Marseille, dans le cadre de l’opération « Picasso et la Méditerranée », s’appuyant sur quelques années passées par le peintre dans le Midi, est très ambitieuse. De fait, à l’aide de prêts importants des Musées Picasso – Paris et Barcelone –, mais aussi des musées américains, les commissaires tentent de reconstituer ce qu’ils nomment des « Voyages imaginaires » de l’artiste espagnol. Un titre astucieux, car il laisse une liberté totale dans le choix des sujets à traiter. Un titre un peu trop générique, car tout travail créatif est, par définition, un voyage imaginaire.

Les voyages dont il est question à Marseille sont de deux types : tantôt ce sont de véritables déplacements (Espagne, bien évidemment, Italie, Pays-Bas, Sorgue et Marseille), tantôt ce sont des trajets virtuels dans l’espace, mais également dans le temps (Afrique, Orient, Antiquité). En réalité, on pourrait se demander si le parcours – essentiellement chronologique, mais qui comporte des ensembles thématiques – ne serait pas plutôt une rétrospective qui ne dirait pas son nom.

Quoi qu’il en soit, l’exposition s’ouvre sur cet objet de voyages par procuration qu’est la carte postale. Le remarquable ensemble de ces cartes forme une cartographie amicale de l’artiste qui trahit parfois ses sources d’inspiration. De fait, outre leur rôle documentaire, permettant de connaître le « réseau » de Picasso, certaines parmi elles sont des témoignages des activités artistiques du peintre ou de ses centres intérêt. Ainsi, la quarantaine de cartes postales que ce dernier achète en 1906, l’année de l’Exposition coloniale à Marseille – où figurent essentiellement des femmes africaines – est un élément important à ajouter dans le dossier au sujet de la fascination de Picasso pour ce continent. Moins réussi est le chapitre « Bohème bleue », qui correspond aux premières années de Picasso à Paris et à une période plutôt misérabiliste. Sans doute, le prêt de ces toiles de tonalité bleu sombre, probablement les plus prisées par le grand public, reste très difficile. Pour autant, il est dommage que les œuvres de cette section manquent d’éclat.

Les arts africains, découverte et révélation

Vient ensuite « Afrique fantôme », une appellation poétique énigmatique, d’ailleurs pas la seule à Marseille – « Soleil Noir » ou « Soleil Azur » en sont d’autres exemples. Pourquoi ne pas l’intituler sobrement « le primitivisme », puisque c’est de cela qu’il s’agit ? Cependant, quelques toiles splendides, comme Trois figures sous un arbre (1907-1908) voisinent ici harmonieusement avec des œuvres de même qualité, en provenance de cultures non occidentales (Masque de la société Ngil, Fang, Gabon). Des toiles, mais aussi des sculptures comme Buste de femme, Fernande (1906), cet étonnant totem en bois. Quelques années plus tard, à Sorgues, on retrouve Braque et Picasso, qui pratiquent le cubisme et inventent les papiers collés et les collages.

Puis l’« Amour Antique » montre à la fois les références classiques de Picasso – la Grèce, la mythologie – et la manière dont il compose avec le célèbre « Retour à l’ordre » des année 1920. À la vue de Deux femmes courant sur la plage (1922), on constate qu’avec lui, le plus souvent, c’est un retour sur la peinture, qu’il manipule et recycle à sa façon.

Mais Picasso voyage-t-il vraiment ? En réalité, peu et surtout en direction du sud. Une exception, celle qui l’amène vers l’est, vers l’Orient. Rien, toutefois, chez lui en commun avec la révélation de Klee face à la lumière de la Tunisie. Son Orient est déjà filtré par Delacroix et ses Femmes d’Alger. À travers une impressionnante série de toiles et de dessins, il s’approprie l’œuvre du romantique français pour mieux en extraire chirurgicalement la substance.

À l’érotisme de Delacroix s’ajoute la brutalité visible dans la salle la plus réussie, celle consacrée aux œuvres dites surréalistes, même si Picasso n’a jamais adhéré formellement à ce mouvement. Chez lui, toutefois, les corps-à-corps sans concessions, les baisers cruels, les figures de femmes métamorphosées en créatures méconnues et inquiétantes, bref l’expression de ses pulsions agressives échappent toujours à la joliesse surréaliste.

Le parcours entamé à la Vieille Charité s’achève en beauté au Mucem. L’évocation des liens avec les Ballets russes de Diaghilev et de l’ensemble de l’aventure théâtrale de Picasso – Parade (1917) ou Le Tricorne– donne lieu à une scénographie inventive, voire ludique. Le spectateur est plongé dans un univers où se succèdent différents personnages ou objets issus des traditions populaires napolitaines, la ville italienne préférée de l’artiste. Mention spéciale aux merveilleuses marionnettes de Fortunato Depero, ce futuriste méconnu en France. En somme, séduit par le ballet et le cirque, Picasso, ce touche-à-tout génial, serait-il également le metteur en scène d’une œuvre d’art totale ?

Picasso, Voyages Imaginaires,
Jusqu’au 24 juin, au Centre de la Vieille Charité, 2, rue de la Charité, et au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, 7, promenade Robert Laffont (esplanade du J4), 13002 Marseille.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°496 du 2 mars 2018, avec le titre suivant : L’imaginaire sans frontiÈRE de Picasso

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