Le peintre allemand est l’objet d’une première rétrospective en France. Son univers peuplé de monstres et de déformations défie toute tentative d’interprétation.
Montpellier. Un extraterrestre s’est posé à Montpellier. Plus précisément au Mo.Co où Neo Rauch – né en 1960 à Leipzig, en ex-RDA – a pris ses quartiers d’été. Il a fallu toute la force de conviction de Numa Hambursin, le maître des lieux, commissaire de l’exposition avec Pauline Faure, pour réunir les travaux d’un artiste dont les musées français ne possèdent aucune toile. Situation étonnante quand on connaît l’engouement de ces institutions pour la peinture allemande d’après-guerre et ses maîtres consacrés – Gerhard Richter, Anselm Kiefer, Georg Baselitz et Markus Lüpertz. Cela s’explique par une incompréhension face à la génération suivante et surtout face à ceux que l’on nomme la Nouvelle école de Leipzig. Tout en restant figuratives, les œuvres de cette poignée de créateurs, formés en Allemagne de l’Est, ont pris leur distance avec l’idéologie du réalisme socialiste.
Dans le cas de Neo Rauch, parler d’un simple éloignement serait un euphémisme, car sa production plastique semble être dans un ailleurs, dans un univers propre à lui, où la réalité et l’imaginaire sont inséparables. Avec lui, aucun espoir d’une vision d’ensemble, logique et rassurante. Depuis longtemps, le peintre a renoncé à la représentation utopique d’un monde stable et cohérent qui fasse sens ou à une critique constructive.
Ses armes ? La concision, la précision, une acuité telle qu’on pourrait la prendre pour de la cruauté. Les œuvres, sans mode d’emploi, où les êtres et les « histoires » se chevauchent, s’entrecoupent et se télescopent, partagent une absence vertigineuse de tout sens. Déstabilisé, le regard est confronté à des environnements hétérogènes, à des espaces qui ne sont pas soumis à la même perspective, affectés par des disproportions ou des ruptures d’échelle. Chacune de ses toiles, plutôt encombrées – d’où le danger d’un trop-plein de symboles –, propose un semblant de récit, mais un récit dont on ne saura ni le début ni la fin et qui effleure parfois l’absurde. Fables décomposées, allégories « hachées », anachronismes, le tout échappant à l’emprise d’un temps ou d’un lieu précis.
La lecture des exégèses du peintre donne souvent l’impression que, pour pouvoir jouir de cet œuvre, la connaissance des références – historiques, sociologiques, littéraires, mythologiques, populaires – reste indispensable. De fait, on y trouve pêle-mêle des évocations de la Renaissance, du maniérisme avec ses incertitudes et ses bizarreries, du romantisme allemand, du pop art et, inévitablement, du réalisme socialiste. Autrement dit, des bégaiements de la réalité, recyclée par des bribes d’histoire de l’art et dissimulée dans le désordre des choses. Cependant, si l’œuvre est chargée de connotations culturelles, elle évite toute illustration et, surtout, elle garde une puissance picturale impressionnante. L’artiste, jamais avare de commentaires, insiste toutefois sur ce qu’il nomme le « mystère » qui doit frapper le spectateur au-delà de toute interprétation.
Intitulée « Le songe de la raison », d’après une gravure de Francisco de Goya, dont Neo Rauch s’est parfois inspiré, l’exposition, dense, disposée chronologiquement, met en évidence l’imprévisibilité de l’évolution de l’artiste. Au hasard des cycles viennent s’immiscer des saynètes par lesquelles le peintre creuse une forme esquissée et minimale de narration, des scènes qui s’évaporent avant de faire récit. Les premiers travaux sont inscrits dans un cadre urbain chahuté, presque surréaliste, où les ouvriers (?) sont des « personnages gesticulant dans un mouvement qui ne semble jamais mener à rien […] l’agitation y est vaine et l’action inutile », selon Numa Hambursin (comme dans Vallée, 1999). Plus que des arrêts sur image, ce sont plutôt des images à l’arrêt. On dirait qu’un événement anormal se produit ou doit se produire bientôt.
Les œuvres, presque toujours de taille importante, forment des scènes théâtrales énigmatiques qui agrippent le visiteur autant qu’elles le malmènent. Si cet univers fait songer parfois à Gérard Garouste – Neo Rauch ne nie pas ce rapprochement –, à l’aspect tourmenté, voire tragique, du peintre français se substitue ici une ironie froide, une mise à distance déroutante. De même, à l’instar de Jean Hélion, les personnages de Neo Rauch n’entretiennent que des rapports de contiguïté ; plus qu’ensemble, ils ne sont que côte à côte.
Graduellement, le semblant de la réalité cède la place à une rêverie traversée par des monstres et des hybrides – des poissons à tête d’homme – ou par d’étranges saltimbanques qui se livrent à des actions incompréhensibles. Dans ce jeu sans règles, sans objectif, sans fonction, deux jongleurs s’entraînent maladroitement pour un hypothétique spectacle de cirque (L’Apprenti, 2015). Dans La Première (2015, voir ill.), un homme à redingote et à chapeau haut de forme observe une femme sautant à la corde, pratiquement en lévitation. Ailleurs, des demi-dieux ailés se frottent au commun des mortels et forment des mariages incongrus (La Menace, 1918).
Cet agglomérat grinçant de scènes qui frôlent parfois le décoratif ou le kitsch est sur le fil du rasoir entre pathos et sublime, entre mesure et déraison. Mais c’est probablement cette prise de risque, cette extravagance, ce « grain de folie » qui donnent à cette production picturale singulière toute sa force.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°616 du 8 septembre 2023, avec le titre suivant : Les toiles énigmatiques de Neo Rauch au Mo.Co