Immortalisés par les westerns ou les toiles de Catlin, les Indiens reviennent au premier plan sur la scène des musées. Loin des clichés, trois expositions à Paris, La Rochelle et Lausanne tentent de rétablir une autre vérité, un brin idyllique elle aussi…
Quel petit garçon n’a pas rêvé devant la silhouette d’un de ces Cheyennes ou de ces Sioux arborant une longue coiffe de plumes brillant au soleil ? Et quel cinéphile n’a pas vibré devant l’un de ces westerns un brin manichéens ponctués de ces ingrédients immanquables que sont l’attaque de la diligence, la jeune squaw séduisant le farouche cow-boy, la scène de scalp à la sauvagerie insoutenable et, en guise de happy end, les vieux sages fumant le calumet de la paix ? Autant de stéréotypes qui ont façonné la représentation de l’Indien des Plaines, avant que les historiens et les ethnologues ne corrigent quelque peu cet « idyllique » tableau. En confiant le commissariat de son exposition à l’Américain Gaylord Torrence, conservateur en chef du Nelson-Atkins Museum of Arts de Kansas City et professeur émérite des beaux-arts de l’université de Drake de l’Iowa, le Musée du quai Branly a enfourché un autre cheval de bataille : la démonstration d’un continuum esthétique qui, au-delà de la splendeur des objets exposés (dont ces robes et ces chaussures perlées dignes des plus grands créateurs de mode !), tendrait à nous faire oublier quelque peu les ruptures et les traumatismes endurés par cette nébuleuse de tribus que l’on a baptisées commodément « Indiens des Plaines ».
Les désastres de la conquête de l’Ouest
Ainsi, des deux côtés de l’Atlantique, quelle exposition aura le courage de dénoncer ce génocide culturel qui, en quelques siècles, devait ruiner les fondements économiques et religieux de populations condamnées à la ghettoïsation puis à l’acculturation ? Quelle institution donnera ainsi pleinement la parole aux représentants de la parole indienne pour expliquer, de l’intérieur, le processus de désintégration des croyances et des mythes ? De récentes ventes aux enchères (telle celle des masques rituels hopi à Drouot, en avril 2013) ont démontré à quel point ces populations avaient à cœur de récupérer les pièces les plus emblématiques de leur patrimoine religieux. Et l’on sait depuis qu’il est devenu très difficile pour les musées, pour ne pas dire périlleux, d’exposer certains masques ou objets cultuels encore investis d’une forte charge de sacré. Faut-il pour autant jeter un voile pudique sur cette « Croisade des temps modernes » que fut la conquête de l’Ouest ?
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Comme le rappelle très justement Colin G. Calloway dans le catalogue qui prolonge de façon indispensable la visite de l’exposition : « En 1542, date de la première expédition espagnole, et la fin du XVIIIe siècle, il semble que la population caddo soit ainsi passée de deux cents mille à dix mille individus. Des milliers ont trouvé la mort dans une grave épidémie de variole en 1691. Celle-ci ravage à nouveau les Plaines en 1801-1802 : les comptes “d’hiver” lakotas mentionnent son arrivée, et, en 1804, Lewis et Clark traversent des villages déserts […]. En 1816, une épidémie tue jusqu’à quatre mille Comanches ; une autre frappe les Sioux en 1819. La moitié des Pawnees succombent pour la même raison dans les Plaines centrales, au début des années 1830. » Et l’on pourrait continuer à égrener ce funeste chapelet… « Entre 1840 et 1890, les États-Unis accomplissent leur “destinée manifeste”, qui est d’occuper l’ensemble du continent, de la côte atlantique à la côte pacifique », conclut plus loin ce professeur d’histoire amérindienne. On ne saurait être plus clair.
Le cheval, le bison et la fin des coutumes indiennes
Il serait néanmoins fallacieux d’enfermer dans un passé atemporel et une uniformisation des croyances et des modes de vie la kyrielle de tribus qui composent le monde amérindien. Les premiers habitants qui peuplèrent ces régions fertiles furent pendant des milliers d’années des chasseurs-cueilleurs, puis des agriculteurs vivant de leurs récoltes de maïs, de courges et de potirons. Ironie du sort, c’est en introduisant le cheval au début du XVIe siècle que les Espagnols vont changer radicalement les coutumes et usages de ces populations. Deux siècles plus tard, presque toutes les tribus possèdent des chevaux : par ce mode de locomotion et cet insigne de richesse, elles modifient sensiblement leurs comportements et leurs croyances. Délaissant désormais leurs champs et leurs habitats de terre, les Indiens de ces vastes régions deviennent des nomades, qui se déplacent au gré des errances des troupeaux de bisons et font désormais l’expérience de la prospérité et du pouvoir.
L’exposition du Musée du quai Branly a néanmoins la pertinence de montrer des objets nés bien avant les premiers contacts avec les Européens, telle une pipe à effigie humaine modelée dans de l’argile (entre 100 av. et 100 apr. J.-C.), qui représenterait un ancêtre déifié ou un héros mythique, ou ce masque-pendentif dont le minimalisme absolu et la pureté toute « brancusienne » nous feraient presque oublier qu’il fut sculpté dans un coquillage il y a plus de cinq cents ans ! Quant à ces petites statuettes de bison taillées dans du calcaire ou du quartzite vert, elles nous rappellent combien cet animal aux allures de monstre préhistorique a joué, très tôt, un rôle essentiel auprès des Indiens des Plaines. De ce « Prince de la prairie », ces populations tiraient ainsi non seulement leurs principales ressources, mais aussi la plupart de leurs rituels et de leurs croyances. Sa chair donnait la vie ; ses os procuraient des outils et des armes ; sa peau offrait des couvertures et des vêtements ; ses sabots, attachés ensemble, claquaient comme des sonnailles ; son crâne était conservé comme une puissante médecine ; ses nerfs faisaient office de cordes d’arc et de lanières ; ses tendons fournissaient du fil pour les travaux de couture ; ses cornes servaient de récipients pour les liquides ou ornaient les coiffes des guerriers et des chefs ; sa queue devenait pinceau ou encore fouet pour les bains de vapeur ; ses calculs biliaires, une fois pulvérisés, se métamorphosaient même en pigments. Quant à sa silhouette irréelle, énorme au point de devenir mythologique, elle devait inspirer bien des œuvres d’art : scènes mythologiques ou « visions » ornant les tambours, effigies ou amulettes aux vertus propitiatoires. C’est dire si l’extermination de cette espèce indispensable à la survie des tribus fut un désastre spirituel, économique et écologique tout à la fois ! On estime que leur nombre excédait trente millions au début du XIXe siècle. Il en survit moins d’un millier en 1895. « Lorsque le bison est parti, les cœurs de mon peuple sont tombés à terre », résumera Pretty Shield en 1932.
Les mystères bien gardés de la création indienne
Mais, s’il est des œuvres d’art qui perpétuent le souvenir de ce pacte noué entre l’homme et l’animal, c’est bien ces larges manteaux dont s’enveloppaient les chefs indiens immortalisés, au XIXe siècle, par le peintre américain George Catlin. Transmettant pour les générations futures les rêves et les exploits des guerriers, ces vêtements de prestige ne constituaient-ils pas les chroniques imagées d’un monde déjà menacé de disparition ? Conservées et restaurées par les musées d’Europe et des États-Unis, ces parures constellées d’énigmatiques pictogrammes sont désormais « redéchiffrées » par la parole croisée des chercheurs et des populations amérindiennes. Même si, en l’absence du témoignage écrit des artistes, bien des questions demeurent sans réponse… Ainsi, quels desseins secrets poussèrent ces graphistes virtuoses à manier aussi librement le pinceau sur ces parchemins idéaux ? Le désir de fixer la mémoire du clan, la grandeur des mythes, les épopées guerrières comme les revers d’alliances ?
Tout aussi mystérieuse apparaît leur fabrication. Selon Gaylord Torrence, l’expression artistique était le fait des femmes comme celui des hommes. Si les premières privilégiaient les formes abstraites et géométriques, les seconds parlaient un langage figuratif à base de signes (chevaux, hommes, bisons) destinés à glorifier les prouesses de la tribu, quand ce n’était pas la traduction d’un rêve ou d’une vision d’obédience chamanique…
Exaltant, dans un premier temps, la relation intime et fusionnelle de l’homme avec les esprits naturels, maints symboles vont cependant revêtir peu à peu une connotation martiale. Comme l’a très bien souligné l’ethnologue française Anne Vitart : « Ces sociétés des Plaines étaient essentiellement guerrières. La guerre était un jeu glorieux élaboré autour de règles fixes où le risque et le danger étaient plus importants que la mort de l’adversaire. S’approcher d’un ennemi armé, non blessé, et le toucher simplement avec un fouet ou un bâton à coups était un acte plus valeureux que de le tuer. La mobilité des individus dans la hiérarchie sociale dépendait de leur valeur morale et de leurs actions guerrières. » (Parures d’histoire : peaux de bisons peintes des Indiens d’Amérique du Nord, RMN, 1993). Particulièrement récurrent, un motif a cependant retenu l’attention des ethnologues : celui de l’« Oiseau-Tonnerre », identifiable à sa silhouette élancée, les ailes déployées pour faire rugir la tempête dans les cieux déchaînés. N’incarnait-il pas, aux yeux de bien des tribus, le médiateur idéal entre les hommes et le Créateur, celui dont le guerrier espérait l’alliance secrète lors de la périlleuse quête de la Vision ?
Quelle que soit leur signification profonde, ces « opéras secrets » aux couleurs estompées nous plongent à jamais dans un monde primordial peuplé de vagabondages et de songes, où les hommes dialoguent avec les puissances des ténèbres et le Soleil, où les guerriers s’auréolent de coiffes de plumes aussi hautes que la frondaison du ciel, où les oiseaux ont le singulier pouvoir de porter les prières jusqu’à l’Être suprême. Au cœur de ces compositions musicales dignes d’un Paul Klee – assurément le clou de l’exposition du quai Branly –, se faufile parfois la silhouette à cheval d’un petit homme blanc coiffé d’un chapeau et armé d’un fusil. On connaît, hélas, la suite de l’histoire…
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Les indiens par-delà les clichés
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 20 juillet. Musée du quai Branly. Ouvert le mardi, mercredi et dimanche de 11 h à 19 h, le jeudi, vendredi et samedi de 11 h à 21 h.
Tarifs : 9 et 7 €.
Commissaire : Gaylord Torrence.
www.quaibranly.fr
« Les fils du Soleil »
du 27 juin au 22 septembre. Musée du Nouveau Monde. La Rochelle (17). Ouvert le lundi, mercredi, jeudi et vendredi de 10 h à 13 h et de 13 h 45 à 18 h, le samedi et dimanche de 14 h à 18 h. Tarifs : 4,5 et 3,5 e. www.ville-larochelle.fr
« Peindre l’Amérique, Les artistes du Nouveau Monde (1830-1900) » du 27 juin au 26 octobre. Fondation de l’Hermitage, Lausanne (Suisse).
www.fondation-hermitage.ch
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°669 du 1 juin 2014, avec le titre suivant : Les indiens par-delà les clichés