Le Musée du Luxembourg s’intéresse aux œuvres de jeunesse du maître de la Renaissance vénitienne. De facture inégale, elles questionnent la contribution de l’atelier à son génie naissant.
Paris.« Tintoret naissance d’un génie », annonce le titre. Il est possible que le visiteur sorte du Musée du Luxembourg avec un petit sentiment de déception, car le caractère « génial » du maniériste vénitien, que l’on peut admirer sans réserve à Venise – en particulier à la Scuola Grande de San Rocco – n’est pas toujours flagrant sur les murs du Luxembourg.
Une des toiles phares de Tintoret, Saint Georges et le dragon de la National Gallery de Londres, qui était présentée à la première escale de l’exposition au Wallraf-Richartz Museum de Cologne, manque d’ailleurs à l’appel dans les salles étriquées du Luxembourg. Pour autant, cette sélection d’œuvres de jeunesse du peintre, qui entendait surpasser Titien, comprenne plusieurs tableaux magistraux. Ainsi cette princesse, dont le décolleté caché se reflète avec audace dans l’armure de saint Georges (Gallerie dell’Academia de Venise) ou ce très psychologique Portrait d’un homme venu du Palazzo Pitti de Florence, figurant peut-être le comédien Andrea Calmo, qui a longtemps été attribué à Carrache avant d’intégrer le corpus de Tintoret.
Mais elle présente aussi nombre d’œuvres plus maladroites telles cette Adoration des mages venue du Musée du Prado ou ce Lavement des pieds du Musée de Grenoble – toutes deux très abîmées – qui font partie des toutes premières œuvres rattachées à l’artiste, datant des années 1537 à 1539.
Si les œuvres présentées sont inégales, l’exposition qui explore les quinze premières années de carrière de l’artiste n’en est pas moins instructive. Elle donne à voir l’organisation d’un atelier vénitien au XVIe siècle, constitué de mains plus ou moins habiles parmi les élèves et les collaborateurs. Les sources étant très lacunaires, l’exposition et son savant catalogue manient très largement le conditionnel.
Né en 1519 d’un père teinturier de drap – ce qui lui vaut le surnom de Tintoretto– Jacopo Robusti, dit Tintoret, a pu avoir pour maître Bonifacio de’Pitati, qui possédait l’un des plus grands et des plus productifs ateliers de Venise. La Sainte conversation Molins, prêtée par un collectionneur particulier, pourrait d’ailleurs avoir été réalisée par le tout jeune Tintoret en tant que sous-traitant de Bonifacio, à en juger par une silhouette de saint agenouillé, plutôt faiblarde, qui ressemble à celle d’une peinture du maître. On sait qu’en 1538 au moins, Tintoret dispose de son propre atelier. Il aurait pu y être rejoint vers 1544 par un collaborateur rencontré chez Bonifacio de’Pitati, Giovanni Galizzi, sans doute un peu plus âgé que lui, mais assurément plus conventionnel. Pour Roland Krischel, conservateur au Wallraf-Richartz Museum et commissaire de l’exposition, Galizzi aurait pu être à Venise le premier assistant ou plutôt le partenaire artistique de Tintoret. On ne connaît que deux œuvres que Galizzi signa en son nom (peut-être parce qu’elles n’étaient pas destinées à la Ville de Venise) et l’exposition en présente une. Ce Saint Marc en trône entre Saint Jacques et Saint Patrick provenant du Musée de Santa Maria Assunta de Vertova a beaucoup à voir avec Tintoret en raison de ses étoffes chatoyantes et de ses coloris virtuoses, mais procède d’une composition très basique qu’aurait reniée Tintoret. L’hypothèse est que Tintoret aurait laissé à Galizzi le soin de réaliser les figures de certaines œuvres pour se concentrer lui-même sur la mise en espace et l’élaboration de décors d’architecture qui le passionnaient davantage.
C’est ce qui s’est peut-être passé pour Salomon et la reine de Saba issu des collections du Bob Jones University Museum de Greenville pourvu d’une somptueuse mise en scène théâtrale ou du Christ et la femme adultère du Rijksmuseum d’Amsterdam empli d’éléments architecturaux et de jeux de perspective, mais dont quelques personnages ont pu décevoir la critique. « Partager la paternité d’une œuvre était pratique courante dans la peinture vénitienne de la Renaissance, même si les sources n’en font guère mention », rappelle Roland Krischel. Certaines œuvres divisent largement les spécialistes et amènent à des interprétations très élaborées. Ainsi cette Sainte Famille avec saint Elisabeth et le jeune saint Jean-Baptiste du Wallraf-Richartz Museum qui, comme le suggère le commissaire, aurait pu être réalisée par Tintoret pour le compte de Bonifacio et terminé des années plus tard par Gazzoli…
Ce que montre l’exposition, c’est que la naissance d’un génie de la Renaissance, parsemée de coups d’éclat et de pièces plus médiocres, ne s’est pas faite sans assistance.
Jusqu’au 1er juillet, Musée du Luxembourg, 19 rue de Vaugirard, 75006 Paris, www.museeduluxembourg.fr
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°498 du 30 mars 2018, avec le titre suivant : L’éclosion du Tintoret