Pour découvrir les odeurs d’une chambre au XVIIIe siècle, d’une ville de l’époque viking ou d’une bataille célèbre, les musées sollicitent de plus en plus le nez des visiteurs.
Est-ce un rêve ? À l’hôtel de la Marine, en gravissant l’escalier de l’intendant, un parfum très doux nous invite à fermer les paupières. D’une sculpture en cire froide émane une odeur de santal, fleurs blanches, muscade et linge frais. Dans notre imagination, soudain, les fantômes des domestiques du XVIIIe siècle s’affairent, lavent, font sécher le linge, créant cette senteur de propreté, signe de la valeur morale de la maisonnée. Élaboré en dialogue avec l’historien Gatien Wierez, spécialiste de l’activité du garde-meubles de la Couronne à la fin du règne de Louis XVI, ce parfum est l’œuvre de l’artiste et créatrice d’odeurs Chantal Sanier. En lisant textes, traités de parfumeurs et recettes de l’époque, cette dernière a en effet construit, au sein de l’hôtel de la Marine, un parcours olfactif, « Odoramento », qui se déploie dans six pièces de ce joyau architectural du XVIIIe siècle, évoquant les occupants des différents espaces – ainsi, une « odeur de sainteté », composée de bergamote, rose, jasmin « et autres joyeusetés », flotte dans la chambre de la vertueuse Cécile Marguerite Thierry de Ville d’Avray… Car les parfums ont le vent en poupe : si au terme de votre visite du monument vous longez la Seine vers l’ouest jusqu’au Musée de la Marine, qui vient de rouvrir après d’importants travaux, c’est cette fois une odeur d’algues iodée qui vous accueille dans le hall d’entrée, et tout au long du parcours des dispositifs olfactifs accompagneront votre déambulation : une odeur de mazout rend plus concret le drame des marées noires, un relent d’ail raconte les superstitions à bord des navires… Mais pourquoi donc les odeurs s’invitent-elles ainsi dans les musées ? Serait-ce un effet de mode ? Pas tout à fait, si l’on considère que les premières expériences olfactives dans les expositions remontent à plus d’un siècle. Si au début du XXe siècle, les Futuristes, fascinés par les odeurs des machines et les parfums de synthèse, organisent des dîners-spectacles où des parfums – de lavande et d’eau de Cologne – se répandent dans l’air, ce sont les surréalistes qui, en 1938, sont les premiers à introduire un parfum – en l’occurrence une odeur de café – dans une exposition. « Ils diffusent celle du cèdre dans leur exposition de 1942 et en 1959 celle d’un parfum érotique appelé Flatterie », précise l’historienne de l’art et chercheuse olfactive Caro Verbeek, professeure d’histoire sensorielle à l’université Vrije d’Amsterdam aux Pays-Bas et conservatrice au Kunstmuseum de La Haye. Leur but ? « Évoquer des ambiances surprenantes, faire émerger des souvenirs et éveiller le subconscient », répond Caro Verbeek.
Dans la muséographie moderne, l’intérêt pour les odeurs se développe d’abord dans le monde anglo-saxon. En intégrant des senteurs à son parcours, le Jorvik Viking Centre, qui ouvre ses portes en 1984 à York, en Angleterre, pour présenter les vestiges archéologiques de la ville viking mis au jour à la fin des années 1970, compte parmi les pionniers en la matière. « York, à l’époque viking, comptait environ 15 000 personnes vivant dans la promiscuité, avec des enclos pour le bétail à proximité de leurs maisons, de la nourriture et des déchets humains jetés dans des fosses et une énorme quantité de détritus foulés au sol… Elle devait être bien malodorante ! Au cours des fouilles archéologiques, des fosses d’aisances incroyablement conservées ont été découvertes et, selon les archéologues, elles sentaient la même odeur lorsqu’elles ont été exhumées que lorsqu›elles avaient été remplies, il y a plus de 1000 ans ! » rapporte Jay Commins, directeur du musée. Dès son ouverture, le Jorvik Viking Centre fait le choix de présenter les odeurs de la ville viking dans son parcours, enrichi en 2017 de nouveaux parfums, évoquant les forêts indigènes du Yorkshire ou le quai humide de la rivière Foss. Un nouveau champ de recherche, l’archéologie olfactive, visant à retrouver des odeurs anciennes, se développe depuis quelques années. « Dans mes recherches, j’utilise des techniques avancées de chimie organique et analytique pour étudier les résidus organiques anciens », observe Barbara Huber, chercheuse à l’Institut d’anthropologie Max Planck, à Iéna, en Allemagne, et membre du programme international Odeuropa, mené de 2020 à 2023 sur le patrimoine olfactif pour rendre plus accessible l’utilisation des odeurs dans les musées. La chercheuse a ainsi retrouvé l’odeur d’une momie égyptienne, à partir de résidus d’ingrédients d’embaumements – un mélange de cire d’abeille, d’huile végétale, de bitume et de résine d’arbre –, et présentée en ce moment dans une exposition au Moesgaard Museum (Danemark). « En identifiant des ingrédients, nous pouvons recréer les parfums anciens, et offrir un aperçu fascinant des expériences olfactives des civilisations du passé, afin d’enrichir notre compréhension de leur culture et de leurs pratiques », explique-t-elle. Caro Verbeek, elle aussi membre du programme de recherche Odeuropa a recréé les odeurs de la bataille de Waterloo, qui ont été présentées au Rijksmuseum devant le tableau de Jan Willem Pieneman, daté de 1824, sur des bandelettes en papier ou dans des petits vaporisateurs réunis en collier. Pour cela, elle a lu les lettres des soldats, fait des recherches sur la météo et reconstitué le parfum que portait Napoléon, grâce à une recette historique. « Il y avait aussi, bien sûr, des odeurs de chevaux, de poudre à canon et de terre humide. Et sans doute faudrait-il encore y ajouter l’odeur de sueur d’anxiété… », rapporte Caro Verbeek, en soulignant que ces odeurs sont, aussi, interprétées par les parfumeurs qui recréent les fragrances à partir des études des chercheurs.
L’intérêt pour les musées ? « Les odeurs ont une puissante capacité à évoquer des souvenirs et des émotions. Leur intégration dans des expositions peut donc permettre une compréhension plus profonde et un lien avec le sujet », explique Barbara Huber. Ainsi, l’experte en parfums Catherine Werber propose dans le cadre de sa structure Essences et art des visites olfactives élaborées avec historiens de l’art et parfumeurs, proposant aux visiteurs de contempler des œuvres en humant des senteurs qu’elle y a associées. « Les conférencières qui mènent les visites constatent que le public est plus réactif et mémorise mieux les œuvres qu’au cours de visites classiques », observe Catherine Werber. Généralement, les visites qu’elles proposent dans différents musées parisiens, au Musée d’Orsay comme au Musée Guimet, sont complètes. Reste que les odeurs ne sont pas seulement vecteurs d’émotions et évocateurs d’ambiances du passé, mais parfois, le sujet même des expositions. Ainsi, à l’Institut du monde arabe, l’exposition « Parfums d’Orient », qui vient de s’achever, a plongé les visiteurs au cœur des civilisations du parfum, de la Haute Antiquité à nos jours dans un parcours jalonné de dispositifs odorants surprenants, permettant de sentir essences rares et précieuses, comme l’ambre gris, le musc ou le bois d’oud. Et au Château du Clos Lucé, à Amboise, ouvre bientôt l’exposition « Léonard de Vinci et les parfums à la Renaissance », conçue par les commissaires Carlo Vecce et Pascal Brioist, experts du grand artiste et scientifique italien. Le parcours multisensoriel explore l’intérêt de Léonard pour les parfums et pour leur élaboration. On y découvre comment ce dernier note des recettes recourant aux techniques de l’enfleurage et de la distillation de fleurs ou d’écorces, dessine des alambics et crée des essences. « L’exposition ne révolutionne pas nos connaissances, mais elle les enrichit : elle révèle comment Léonard, qui se passionne pour les sens – l’optique et l’ouïe, mais aussi l’olfaction –, s’inscrit aussi dans une époque de révolution des parfums », explique l’historien Pascal Brioist, qui a reconstitué des senteurs avec une équipe de chercheurs et de doctorants, à partir de recettes élaborées par Vinci. Un des clous du parcours ? Parmi les 28 odeurs proposées, les visiteurs pourront sentir le collier d’ambre noir de la Dame à l’hermine… Et tout en se laissant griser, se convaincre que si l’argent, dit-on, n’a pas d’odeur, l’art, lui, peut désormais en avoir.
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Le parfum des choses disparues
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Abonnez-vous dès 1 €Musée de la Marine, Palais de Chaillot, 17 place du Trocadéro, Paris-16e.
Infos sur www.essencesetart.com
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°775 du 1 mai 2024, avec le titre suivant : Le parfum des choses disparues