PARIS
Plonger le visiteur au cœur de la création proustienne, comprendre les mécanismes de La Recherche du temps perdu, remonter à la genèse de sa structure et de ses personnages, telle est la gageure de l’exposition de la Bibliothèque nationale. Le pari était pour le moins risqué, la réussite n’en est que plus remarquable. Une centaine de peintures représentant les chefs-d’œuvre du musée intime de Proust, des moulages, des dessins, des partitions, des vêtements ou des documents d’archives tissent un dialogue fécond et éclairant avec les manuscrits.
PARIS - “Il se répétait : “Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune”. Cependant il s’abattit sur un canapé circulaire (...). Il était mort”. Qui ne connaît ce morceau de bravoure mettant en scène la mort de l’écrivain Bergotte, saisi par le doute devant un détail de la Vue de Delft de Vermeer ? L’abondance des métaphores artistiques, les descriptions de tableaux fictifs ou réels et la référence à quelque 250 peintres dans La Recherche du temps perdu ont très tôt conduit les critiques à commenter les liens entre art et littérature chez Proust. Jeune homme, il a arpenté le Louvre ; il a écrit des articles pour des revues d’art, des sonnets à la gloire de ses toiles préférées ; il a traduit deux ouvrages de Ruskin sur l’architecture gothique… Autant d’éléments que l’exposition reprend, à travers peintures, dessins, reproductions photographiques, moulages et manuscrits. Mais le propos ne s’en tient pas à une simple biographie, élargie au cadre de vie et aux goûts de Proust. L’ambition des commissaires de la Bibliothèque nationale et du Musée d’Orsay est d’analyser la genèse et le fonctionnement d’une œuvre exceptionnelle, fondatrice du roman moderne.
Du côté de la construction littéraire
Le parcours met en valeur la notion de ré-élaboration du souvenir, par juxtaposition savante d’images culturelles et personnelles, déformations et transpositions. Cette vision kaléidoscopique est traduite par l’étude des différentes strates de la culture de l’écrivain, chacune offrant une médiation possible de la réalité. L’éducation de Proust se voit ainsi découpée entre influences maternelle et paternelle et formation scolaire. Sa culture artistique est illustrée par plusieurs peintures originales – de Chardin à Monet, en passant par Van Dyck –, par des copies de tableaux anciens – dues à Gustave Moreau, Fantin-Latour et John Ruskin – et par des croquis d’architecture ou des moulages de sculptures, toujours rapprochés d’un article, d’une lettre ou, plus souvent, d’un élément de La Recherche du temps perdu. Un développement est également consacré à la Belle Époque, au Paris et au Cabourg du tournant du siècle, à l’affaire Dreyfus, à la Première Guerre mondiale ou encore à l’émergence de la modernité. Enfin, deux salles explorent son goût pour le spectacle et ses relations mondaines : des actrices Sarah Bernard et Réjane à la figure de La Berma, du portrait de Montesquiou par Lucien Doucet à celui de Charlus par Proust, on voit s’esquisser peu à peu la construction des personnages de La Recherche.
Une seconde partie développe ce thème à travers trois figures emblématiques de créateurs : le musicien Vinteuil, l’écrivain Bergotte et le peintre Elstir, dont “les trois manières” reprennent les styles de Gustave Moreau, Whistler, Turner et Monet, tous représentés par au moins un tableau. Enfin, le visiteur accède au saint des saints : les manuscrits du chef-d’œuvre de Proust, auxquels les muséographes sont parvenus à donner une présence étonnante. Disposés sur un immense pan incliné, couronnés par une auréole de voilages blancs, ils déploient leurs paperoles – montages verticaux de feuillets – sur parfois plus d’un mètre. La pratique des collages, des ajouts successifs au sein d’une architecture déjà définie, et les reprises de textes antérieurs explicitent de façon très visuelle le travail de l’écrivain. En se refermant sur un collage cubiste de Picasso et un tableau futuriste de Giacomo Balla, le parcours souligne les affinités de recherche entre Proust et les avant-gardes artistiques du début du siècle. On retrouve la même démultiplication des visions et le même éclatement du cadre spatial ou temporel classique.
La relation entre arts et littérature dans La Recherche du temps perdu sort ainsi de l’anecdotique pour véritablement expliquer le projet d’écriture proustien : “Le style pour l’écrivain, aussi bien que la couleur pour le peintre, est une question non de technique mais de vision, conclut le narrateur dans Le Temps retrouvé. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait l’art, resterait le secret éternel de chacun.”
Jusqu’au 6 février, Bibliothèque nationale de France, site François-Mitterrand, hall Est, quai François-Mauriac, 75013 Paris, tél. 01 53 79 40 42, tlj sauf lundi et jours fériés 10h-19h, dimanche 12h-19h. Visite virtuelle sur www.bnf.fr
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Le musée intime de Marcel Proust retrouvé
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Abonnez-vous dès 1 €- Catalogue Marcel Proust, l’écriture et les arts, BnF/Gallimard/RMN, 304 p., 290 ill. dont 100 coul., 350 F, ISBN 2-07-011635-2. Composé d’une série d’essais critiques et d’un catalogue, cet ouvrage développe tous les thèmes abordés par l’exposition, depuis les affinités entre les recherches proustiennes et celles des avant-gardes jusqu’à la culture médicale de l’auteur. À côté de contributions spécialisées qui éclairent de manière souvent très fine un aspect particulier de l’œuvre de Proust, les articles de Jean-Yves Tadié et de Valérie Sueur – De la culture à la création et Impressions, réimpressions : Proust et l’image multiple – rendent compte avec brio de la nature même du travail de l’écrivain. - Philippe Sollers, L’œil de Proust, les dessins de Marcel Proust, Stock, 158 p., 190 ill. noir et blanc, 160 F, ISBN 2-234-05041-3. Autour d’un thème absent de l’exposition – les dessins que Proust griffonnait très librement dans les marges de ses manuscrits –, Philippe Sollers se livre à une interprétation personnelle de l’attitude de l’auteur face à son époque. Dans cet ouvrage, qui réunit pour la première fois la quasi-totalité des croquis de Proust, le lecteur ne trouvera donc pas l’étude minutieuse d’un aspect méconnu (et secondaire) de l’écrivain, mais plutôt une fervente défense de la littérature – �?vraie vie�?, “expérience antisociale�? – aujourd’hui menacée par “la mort programmée de la culture�?. - Sous la direction de Jean-Yves Tadié, Marcel Proust, BnF/Gallimard, cédérom compatible Mac/PC, 249 F. Conçu sous la houlette d’un grand spécialiste de Proust, ce cédérom propose un parcours audiovisuel chronologique et une série de sujets à explorer : une centaine de dossiers thématiques, des extraits d’œuvres et une bibliographie avec un système de recherche par mot clé. Plus original, il offre des témoignages d’auteurs – de Julia Kristeva à Jean d’Ormesson – et de précieuses images d’archives : les interviews filmées de la gouvernante Céleste Albaret et de l’écrivain Paul Morand. - Nadine Beauthéac, Joël Laiter, Lydia Fasoli, L’Art de vivre au temps de Proust, Flammarion, 160 p., 144 ill., 260 F, ISBN 2-08-201-882-2. Le titre et les photographies de Joël Laiter – gros plans brumeux de bouquets de fleurs, d’objets de toilette ou de services de table – laissent penser à quelque “beau livre�? au propos flou. Il n’en est rien. Le texte, bien documenté, décrit le mode de vie de la grande bourgeoisie parisienne de la Belle Époque à travers le déroulement d’une journée type. Des questions très diverses sont abordées, des soins corporels à la vie sociale, de l’architecture aux usages gastronomiques. L’opposition entre les innovations (l’hygiène, la vitesse) et les goûts assez conservateurs de la période est bien rendue.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°95 du 17 décembre 1999, avec le titre suivant : Le musée intime de Marcel Proust retrouvé