13e BIENNALE DE LYON

Le moderne contemporain

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 15 septembre 2015 - 1292 mots

La 13e Biennale d’art contemporain de Lyon réussit beaucoup mieux à recenser les centres d’intérêt des artistes d’aujourd’hui qu’à fonder une nouvelle modernité.

Souvent trop démonstrative, l’œuvre du Néo-Zélandais Simon Denny, exposée au rez-de-chaussée de La Sucrière, à Lyon, est ici épatante. The Personal Effects of Kim Dotcom (2014) concentre à elle seule nombre de préoccupations de l’époque, ainsi : la puissance du capitalisme, surtout dans les atours esthétiques dont se parent certaines grandes entreprises lorsqu’elles décident de laisser une empreinte visuelle ; la consommation ; les flux financiers insondables, l’innovation technologique, le bling bling, l’omniprésence des réseaux de communication… et la piraterie que parfois ils engendrent. Inspiré par l’ascension et surtout la chute de Kim Dotcom, le fondateur de la plateforme de téléchargement illégal Megaupload arrêté en 2012, l’artiste s’est appuyé sur l’inventaire de ses biens saisis par le FBI pour en proposer une réadaptation. Dans un alignement parfait, elle prend la forme d’images (des documents relatifs aux activités du protagoniste surtout) et d’objets, parmi lesquels des voitures de luxe ou une savoureuse succession d’écrans de télévision plats, de toutes les tailles.

Cette installation est à l’image globale de la 13e édition de la Biennale de Lyon : lisible, nette, fluide, intelligente, mais aussi parfois intrigante. Autant de qualités à mettre au crédit de son commissaire, le directeur de la Hayward Gallery à Londres, Ralph Rugoff. À la demande de Thierry Raspail, directeur du Musée d’art contemporain (MAC) de Lyon et de la Biennale, celui-ci a planché sur le mot-clé « moderne », qui servira encore de matrice aux deux prochaines éditions.

Le titre « La Vie moderne » fleure une nonchalance bon teint, celle d’un acteur du quotidien qui se laisserait volontiers porter par la succession des bouleversements caractéristiques du présent, sans toutefois renier complètement le passé – ce que pourtant la modernité historique, celle du début du XXe siècle, a souhaité faire à l’aide de la tabula rasa. Ainsi Rugoff de relever dans son essai paru dans le catalogue de l’exposition : « On définit trop souvent le contemporain comme un présent perpétuel coupé de toute racine, un présent qui se déploie comme un horizon sans fin. Pourtant, et comme le montre un rapide coup d’œil sur les événements qui se déroulent tout autour du globe, notre paysage “contemporain” est loin d’être un champ uniforme d’originalité et de nouveauté. » Mais malgré le désir affirmé du commissaire de regarder à la fois vers l’avant et dans le rétroviseur, et même si quelques vestiges transparaissent çà et là, son exposition peine à s’inscrire dans cette idée d’une modernité récurrente.

À La Sucrière, délires et dérives du monde
La Biennale s’impose à l’inverse comme une proposition fine et honnête, qui pointe assez bien les questionnements et centres d’intérêt d’une génération d’artistes élevée au biberon de la mondialisation et de la circulation accélérée des images et des idées. La liste des artistes est comme il se doit mondiale, mais l’effort notable et méritoire envers les Français, au nombre de quatorze sur un total de soixante et un participants, témoigne d’une véritable prise en compte du « terrain de travail » et d’un désir évident de ne pas se contenter de la petite liste recuite et resservie ici et là.
À La Sucrière, la proposition offre un visage particulièrement réglé, une clarté dans l’organisation jamais observée auparavant en ces lieux. Pourtant il est dès l’entrée question de désorientation avec la vaste installation de Liu Wei intitulée Enigma (2014), soit un ensemble de hautes parois couvertes de tissus sombres offrant des formes et positionnement différents, et qui ont tôt fait de perdre le visiteur dans des impasses. Confus, le terrain qui se perçoit comme une métaphore de la ville se fait presque menaçant. Tout comme, de l’autre côté de la halle, l’installation assez perturbante du Grec Andreas Lolis, qui a reconstitué là un campement de fortune, une tentative d’abri symbole d’une précarité qui dure, ainsi que le décrit son titre, Permanent Residence (2014-2015). À ceci près que les cartons vieillis et avachis et autres morceaux de polystyrène pourtant plus vrais que nature ont tous été taillés dans le marbre. Ce n’est pas seulement de mimétisme dont il est ici question, mais d’une désignation des délires et dérives du monde en élevant une sorte de monument à la crise, où ce qui devrait être éphémère devient permanent de par sa nature même. Non loin de là, Camille Blatrix s’empare du symbole du distributeur de billets avec humour et malice, lorsque l’objet s’adresse au visiteur pour lui confier qu’il a le blues (La Liberté, l’amour, la vitesse, 2015) !

Dans une lecture possible du monde comme il va, avec ce que ses accélérations provoquent comme déchets, mais aussi comme histoires possibles, l’installation de Mike Nelson, lequel a récupéré des pneus usagés sur l’autoroute A7 traversant Lyon, apparaît magistrale. Éclatés, usés, déchirés, étirés, ils sont posés là sur des socles constitués de petites dalles de béton, elles-mêmes soutenues par de parfaits tressages de fers à béton. Incarnation de la vitesse et d’un mode de vie, ils s’imposent comme les vestiges à la fois magnifiques et dérisoires d’une époque parfois hors de contrôle (Sans titre, 2015).

Au dernier étage, une séquence, particulièrement réussie, s’interroge sur l’omniprésence de la technologie et la manière dont elle altère notre relation à la nature et aux autres, dont elle infuse et bouleverse le quotidien. Remarquables y sont les objets de Michel Blazy – ordinateur, imprimante, appareil photo… – envahis par des plantes, comme une belle réponse et un acte de résistance à l’obsolescence programmée qui voudrait décider de leur cycle de vie (Pull Over Time, 2015). Hicham Berrada inverse quant à lui les cycles de la nature et immerge dans une sombre lumière bleutée le visiteur guidé par la subtile odeur d’un musc qui se diffuse la nuit (Mesk-ellil, 2015).

Le MAC brouille les frontières

Cette idée de renversement, voire de décalage ou de confusion, souvent étendue à des problématiques identitaires, apparaît centrale dans l’accrochage du Musée d’art contemporain. Avec peut-être un peu trop de constance, tant est répétitive la préoccupation d’un brouillage des frontières entre le vrai et sa représentation, à l’exemple de la proposition d’Emmanuelle Lainé qui intègre des photographies de son installation même (Il paraît que le fond de l’être est en train de changer ?, 2015).
Pas au mieux de sa forme, Jeremy Deller s’est associé à l’Argentine Cecilia Bengolea pour faire chanter du rap à un ancien élu à la culture de la Ville de Lyon dans sa villa cossue, tandis que des jeunes filles enchaînent les déhanchements (Rythmandpoetry, 2015). Consternant est le dernier film de Cyprien Gaillard, tout en déhanchements lui aussi, celui d’arbres et de végétaux qui, en 3D et accompagnés par force jeux d’éclairage, s’agitent sous les effets du vent, la nuit, et chaloupent au gré d’une musique soul sans que jamais rien d’autre ne se passe (Nightlife, 2015).

Sans doute la confrontation la plus fine et réussie, qui dit bien les brouillages de l’époque et l’ambiguïté du statut des images, est ici celle de Cameron Jamie et de George Condo. Le premier a rassemblé au mur des dizaines de photographies prises lors de soirées d’Halloween, au milieu desquelles s’intercalent des images de véritables drames, jouant sur une frontière floue (Front Lawn Funerals and Cemeteries, 1984-). Face à lui la modernité, la vraie – Picasso, Mondrian… –, semble avoir été écrasée à la surface des récents tableaux de Condo, toujours brillamment facétieux, dans lesquels des rappels de ses glorieux ancêtres semblent être passés à la moulinette et noyés dans des fragments de l’imagerie qui lui est propre. Têtu et allant toujours de l’avant, le moderne est devenu contemporain en effet.

LA VIE MODERNE

Directeur artistique : Thierry Raspail
Commissaire : Ralph Rugoff
Nombre d’artistes : 61

LA VIE MODERNE. 13e BIENNALE DE LYON

Jusqu’au 3 janvier 2016, La Sucrière, 49-50, quai Rambaud, 69002 Lyon, tél. 04 27 82 69 40 ; Musée d’art contemporain, Cité internationale, 81, quai Charles-de-Gaulle, 69006 Lyon, tél. 04 72 69 17 17 ; du mardi au vendredi 11h-18h, le week-end 11h-19h, fermée le 25 décembre et le 1er janvier, entrée 15 € (réduit 8 €) pour une visite dans chaque lieu de la Biennale, www.labiennaledelyon.com. Catalogue incluant un complément numérique, éd. Les Presses du réel, 128 p., 5 €.

Légende Photo :
Michel Blazy, Pull Over Time, 2015, vêtements, chaussures de sport, matériel son et images, plantes, eau. Courtesy de l’artiste, de la galerie Art: Concept et de la Biennale de Lyon 2015. © Photo : Blaise Adilon.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°441 du 18 septembre 2015, avec le titre suivant : Le moderne contemporain

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