Rétrospective, l’élégante exposition londonienne ? Pas vraiment, car malgré un choix époustouflant, elle fait l’impasse sur quelques périodes essentielles de la production du peintre.
LONDRES - Ce n’est pas tous les jours qu’on peut voir cent trente œuvres de Paul Klee, chiffre impressionnant, même pour un artiste dont le catalogue compte plus de neuf mille titres. Inspirée d’une fameuse phrase du peintre, le titre, « Making Visible » (« Rendre visible »), résume le caractère visionnaire de cette production picturale, riche d’inépuisables inventions techniques et trouvailles iconographiques.
Le peintre allemand né en Suisse reste un cas exceptionnel dans le domaine de la création au XXe siècle. Rares, en effet, sont les artistes qui font l’unanimité : estime des chercheurs et amour du grand public. Et pour cause, car l’œuvre réussit à exprimer cette notion difficile à saisir qu’est la poésie. La réalité, avec laquelle Klee garde un lien en permanence, semble délestée de son poids, libérée de toute attache terrestre. « J’ai réussi à convertir directement la “nature” en mon style », écrit-il dans son Journal (1914). Ses travaux semblent inspirés d’un décor théâtral où les façades suffisent à évoquer un univers qui laisse la place à la rêverie. Est-ce un simple hasard si la figure du funambule y revient comme un leitmotiv ou si l’artiste s’intéresse à la scénographie ?
Salle « divisionniste »
Si parfois l’œuvre prend des accents graves, l’humour y tient une place prépondérante. Les titres des tableaux, souvent « baptisés » après coup, n’en sont qu’un exemple (Fantôme d’un génie, 1922, La Mémoire d’un oiseau [1932] ou encore Monument pour l’empereur [1920], une architecture en équilibre instable, d’une fragilité extrême, censée célébrer le « grand homme » dont le visage frôle le ridicule.
Comme toujours encore, les œuvres sont de taille réduite. À la différence de nombreux artistes, Klee n’a besoin ni d’un grand format ni d’un discours grandiloquent. Pourtant, tout est dit dans une polyphonie où peinture et musique, dessin et écriture, architecture et géométrie, anatomie et botanique, géologie et typographie forment un langage des pictogrammes et hiéroglyphes.
Évitant le parcours chronologique, la manifestation distingue des ensembles thématiques, parfois dénommés de façon un peu arbitraire (« Seuil », « Architecture »…). Une des salles les plus réussies réunit les tableaux que Klee nommait « divisionnistes ». À l’instar de Seurat, sur un fond à peine différencié, il dispose des rangées serrées de points de couleurs d’intensité différente, et obtient des surfaces chromatiques lumineuses scintillantes. Abstraction, figuration ? Peu importe, car Clarification (1932) est à la fois un paysage lunaire presque enfantin de naïveté et un espace enchanté de liberté absolue.
Une palette qui s’assombrit
Mais cette maîtrise de la couleur met un temps à s’installer. On connaît l’épisode mythique, la « révélation » du paysage méditerranéen et de sa lumière. C’est pendant sa visite à Tunis que Klee note « La couleur et moi sont un. Je suis peintre ». Il est dommage que l’exposition ne montre pratiquement aucune œuvre illustrant ce passage et laisse peu de place à celles, réalisées pendant les dernières années du peintre, au caractère plus dramatique. En effet, en 1933, Klee est rattrapé par l’histoire. La date est celle de la fermeture définitive du Bauhaus. Les opposants au régime deviennent des « exilés de l’intérieur » réduits à une pratique semi-clandestine. Klee se réfugie en Suisse, dans la ville de son enfance, Berne, où il mourra en 1940.
La palette s’assombrit, tourne cendreuse, terreuse, la flèche qui indiquait le mouvement est pointée vers le bas, menaçante. Le dialogue du peintre avec le monde se modifie, l’ironie devient tristesse, l’angoisse est constamment présente, les tableaux se transforment en cris d’alarme. Mais, peut-être, tout est déjà annoncé dans un tableau formidable. Sur un fond rouge, un corps tracé par une ligne zigzagante, semble pris entre deux directions opposées. Le visage stylisé à l’extrême, affublé de deux petits ronds de couleurs différentes (les yeux), dégage une sensation de tristesse et de désarroi. Le titre de cette œuvre de 1933 : L’Homme du futur. L’homme du futur ?
Commissaires : Matthew Gale et Flavia Frigerie, conservateurs
Nombre d’œuvres : 130
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Le Klee du songe
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 9 mars, Tate Modern, Bankside, Londres, tél. 44 (0) 20 7887 8888, dimanche-jeudi 10h-18h, vendredi et samedi 10h-22h, www.tate.org.uk
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°401 du 15 novembre 2013, avec le titre suivant : Le Klee du songe