Fidèle à sa volonté de montrer la modernité souvent insoupçonnée du Moyen Âge, le Musée de Cluny, parallèlement au château de Mayenne, nous convie à la découverte d’un aspect peu connu du quotidien de nos ancêtres : la place du jeu dans la société.
Les plus anciens témoignages d’activité ludique, mis au jour dans le Croissant fertile, prouvent que l’homme jouait déjà au VIIe millénaire avant notre ère, soit bien avant la naissance de l’écriture. Si chaque époque a eu ses jeux de prédilection, il apparaît que le jeu a occupé une place prépondérante dans toutes les cultures et a constitué le support privilégié de la dextérité des artisans à travers les âges. Dès la plus haute Antiquité, on fabriquait en effet des accessoires de jeu raffinés, comme l’atteste l’abondant matériel retrouvé dans les tombes des pharaons. La profusion de peintures sur vases illustrant des scènes de jeux de plateau montre aussi que le divertissement s’était déjà imposé déjà dans le monde gréco-romain comme une source d’inspiration incontournable.
Les rois des jeux
Période de transmission et de syncrétisme, le Moyen Âge perpétue la pratique de plusieurs jeux antiques, tel le trictrac, ancêtre du backgammon, dont on conserve de superbes plateaux mêlant bois précieux et os sculpté. Mais l’époque est surtout le théâtre de l’émergence de deux jeux venus d’Orient, appelés à connaître une grande pérennité : les échecs et les cartes.
Nés en Inde à la fin du Ve siècle, les échecs arrivent en Occident au XIe siècle et rencontrent un succès retentissant ; ce jeu de stratégie est immédiatement apprécié par les cours européennes. Les premières répliques qui y sont créées, à l’instar du jeu dit « de Charlemagne », revendiquent l’origine orientale des échecs dans leur iconographie, notamment avec le motif du personnage juché sur un éléphant. Comme l’illustre le jeu de l’île de Lewis, de facture typiquement romane, les échecs adoptent rapidement les canons de l’Occident chrétien ; les évêques remplacent les éléphants et les reines détrônent les vizirs.
En quelques décennies, le jeu s’européanise et se standardise. Ainsi que l’ont démontré plusieurs découvertes archéologiques récentes, l’essor des échecs dès leur incursion en Europe est tel que des artisans se spécialisent dans la sculpture des pièces. L’abondance de ces dernières et des rebuts de taille retrouvés dans certains sites aristocratiques laisse d’ailleurs penser que des ateliers itinérants mettaient leur talent à disposition de seigneurs, directement dans leur château.
Parmi ces sites, le château de Mayenne, qui consacre parallèlement au Musée de Cluny une grande exposition à la fabrication et à l’usage des jeux, a été le siège de la découverte du plus remarquable ensemble de pièces de jeux. Près d’une centaine – figures sculptées dans des bois de cerfs, flèches de tablier de trictrac façonnées dans des côtes de bovidés ou encore des pions réalisés dans des mandibules d’ovins – y ont été mises au jour. Elles illustrent la grande diversité des décors utilisés : le répertoire abstrait côtoie un très riche vocabulaire figuratif, tant anthropomorphe, inspiré notamment de l’univers biblique, mythologique ou courtois, que zoomorphe, faisant appel à un bestiaire réaliste ou fantastique.
Des jeux de rois
À la fin du XIVe siècle, un autre jeu provoque un engouement phénoménal : les cartes. Cette invention probablement chinoise est immédiatement transposée au répertoire iconographique occidental. Dans un premier temps, il s’agit de grandes cartes peintes, décorées essentiellement de motifs cynégétiques. Certains jeux luxueux, comme les tarots dits « de Charles VI », développent également une iconographie humaniste complexe.
Moins d’un siècle après leur arrivée en Occident, les cartes bénéficient d’une technologie nouvelle qui révolutionne leur fabrication et leur confère une diffusion sans précédent : l’imprimerie. Les jeux de cartes se standardisent et sont produits à très grande échelle. En marge de la production « en série » de certains jeux au Moyen Âge, quelques commandes aristocratiques propulsent véritablement le jeu au rang d’objet d’art. La qualité plastique de certaines pièces leur a d’ailleurs valu d’être assimilées à des commanditaires royaux. On sait aujourd’hui que ni Charlemagne, ni Charles VI, ni Saint Louis – ardent pourfendeur du jeu – n’ont pu utiliser les jeux qu’on leur attribue. Cela n’enlève rien à leur prestige, mais témoigne de leur valeur artistique et de leur portée symbolique.
Un combat symbolique
Il semble en effet que le jeu ait toujours été investi d’une charge allégorique, l’imposant de fait comme une puissante source d’inspiration pour les artistes. L’allégorie la plus évidente, celle du combat, est intrinsèquement liée au jeu ; à travers les âges, le plateau semble toujours avoir été envisagé comme un champ de bataille miniature et une mise en abyme du combat réel. Dans la peinture grecque, Achille et Ajax s’affrontent ainsi autour d’un plateau à l’arrière du front de la bataille réelle, la guerre de Troie.
Mutatis mutandis, au Moyen Âge les croisés sont représentés dans la même posture, jouant aux échecs sous les remparts des villes orientales qu’ils tentent de conquérir. Transposition classique de la guerre, le thème de la chasse connaît également une ample diffusion, notamment dans les compositions des cartes à jouer, dont les couleurs et les honneurs s’apparentent le plus souvent aux attributs du chasseur.
Jeux de l’amour et du hasard
Les artistes médiévaux ont également plébiscité une autre forme de combat, la conquête amoureuse. Manuscrits, sculptures et vitraux regorgent de scènes montrant des couples s’affrontant autour d’un échiquier dans une atmosphère de joute courtoise. Le caractère érotique de la fin’amor y apparaît alors sans fard, à l’image du vitrail de Cluny, Les Joueurs d’échecs. Alors que la dame est absorbée dans la résolution d’un problème d’échecs, l’attitude de son adversaire ne trompe pas, la concentration a résolument cédé le pas à la contemplation de la belle ; le regard plongé dans son décolleté, il est en train de perdre la partie.
L’allégorie de la conquête amoureuse puise son origine notamment dans le Roman de Tristan et Iseut, dont la scène cruciale où les amants disputent une partie d’échecs en buvant le philtre d’amour qui va sceller leur destin tragique est illustrée par de nombreuses enluminures. Très prisée des artistes, cette histoire d’amour malheureuse est intimement liée à une autre thématique incontournable dans l’iconographie du jeu : le hasard.
Le jeu jouit en effet d’une perception ambivalente au Moyen Âge ; s’il permet de développer des qualités intellectuelles, la trop grande place qu’il accorde au hasard peut aussi entraîner une conduite déraisonnable. Condamnés par l’Église, les jeux de hasard et les débordements auxquels ils donnent lieu sont moqués par les artistes. De nombreuses représentations montrent des parties se terminant en pugilat, voire par la mort d’un des adversaires, à l’image de la Partie d’échecs dégénérant en assassinat dépeinte par Renaud de Montauban.
Véritable best-seller médiéval, le Roman de la Rose constitue certainement le plus célèbre des romans d’amour courtois. Emblématique d’un certain « art d’aimer », ce long poème du XIIIe siècle décrit la conquête de la Rose, allégorie d’une jeune femme, par son amant. En marge de ce récit d’initiation amoureuse, le texte narre les histoires d’amour des personnages célèbres et prodigue une foule de conseils à destination des amoureux. Livre complet et abondamment illustré, le roman a connu un succès flamboyant de sa création jusqu’aux Temps modernes ; une diffusion telle que l’on en conserve encore aujourd’hui environ trois cents exemplaires anciens.
La Bibliothèque nationale met cette œuvre à l’honneur et lui consacre une exposition qui en présente une centaine d’exemplaires ; de superbes manuscrits enluminés ainsi que de précieux incunables. Parmi les œuvres exposées, de nombreuses enluminures représentent le jardin courtois, lieu de l’amour idéal et motif iconographique incontournable de la littérature médiévale. L’exposition décrypte également d’autres images codifiées de la fin’amor au nom aussi évocateur qu’Attaque du château de Jalousie ou que La Flèche Beauté touche l’Amant à l’œil. La manifestation analyse enfin le succès commercial de cet ouvrage manuscrit produit « en série » dans l’atelier des Montbaston, enlumineurs parisiens du XIVe siècle, et s’intéresse aux conditions de fabrication et de commercialisation des livres à cette époque.
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Le jeu au Moyen Âge
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- « Échecs & trictrac. Fabrication et usages des jeux de tables au Moyen Âge », jusqu’au 18 novembre. Musée du Château de Mayenne. Ouvert du mardi au dimanche de 10 h à 12 h 30 et de 14 h à 17 h. Tarifs : 4 et 3 e. www.museeduchateaudemayenne.fr
- « Art du jeu - jeu dans l’art. De Babylone à l’Occident médiéval », du 28 novembre au 4 mars 2013. Musée national du Moyen Âge – Musée de Cluny. Ouvert tous les jours sauf le mardi de 9 h 15 à 17 h 45. Tarifs : 8,5 et 6,5 e. www.musee-moyenage.fr
- « L’art d’aimer au Moyen Âge. Le Roman de la Rose », du 6 novembre au 17 février 2013. Bibliothèque nationale de France, Bibliothèque de l’Arsenal. Ouvert du mardi au dimanche de 12 h à 19 h. Entrée libre. www.bnf.fr. Exposition virtuelle : http://expositions.bnf.fr/
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°651 du 1 novembre 2012, avec le titre suivant : Le jeu au Moyen Âge