Apparu au Quattrocento avec Leon Battista Alberti, l’autoportrait contient en lui les expérimentations et les ambitions des artistes. Rembrandt, Courbet, Van Gogh et Picasso s’en sont fait les champions.
Saint, érudit, gentilhomme bardé de décorations officielles ou au contraire génie ostracisé ; les artistes n’ont jamais manqué d’imagination pour façonner leur image. À la fois juge et partie, auteur et sujet, l’autoportrait est un genre à part qui jouit d’une aura singulière. Une vision romantique, axée sur le culte biographique, continue de le présenter abusivement comme une œuvre désintéressée, le témoignage le plus sincère d’un artiste. Une pure introspection où il livrerait une confession sans filtre. Or, dès l’origine, l’autoportrait fut une habile mise en scène ; un manifeste esthétique autant qu’un redoutable outil de communication. La pratique naît au seuil de la Renaissance, en même temps que le portrait moderne. D’abord glissé dans de vastes compositions, essentiellement religieuses, il s’émancipe progressivement pour devenir un motif intrinsèque. Cette affirmation de l’image de l’artiste accompagne une mutation de sa discipline. « Auparavant perçue comme une activité artisanale, la peinture revendique dès le Quattrocento en Italie le statut d’art libéral, car elle est cautionnée, d’une part, par la poésie, de l’autre par les mathématiques, avec la perspective », explique Pascal Bonafoux, historien de l’art spécialiste de l’autoportrait. « Se représenter c’est aussi afficher cette nouvelle ambition. »
Plusieurs expositions remettent, en ce moment, l’autoportrait en perspective, à l’instar de celle du Musée des beaux-arts de Lyon qui questionne ses traditions et usages « De Rembrandt au selfie ». Soit cent trente peintures, dessins, gravures, sculptures, photographies et vidéos qui sondent sa place cruciale dans l’histoire de l’art moderne et démontrent qu’il n’a pas pris une ride.
Une carte de visite
Le premier autoportrait considéré comme autonome est celui de Leon Battista Alberti (1435). Son profil, gravé dans une médaille, digne d’un empereur romain, trahit les velléités de reconnaissance des artistes et, paradoxalement, leur refus de représenter concrètement leur travail. Jusqu’à une époque récente, les peintres se montrent rarement le pinceau à la main, préférant rejouer l’instant où ils sont touchés par l’inspiration ou en train de dessiner, activité jugée plus noble. Voire dans une attitude déconnectée de tout labeur, à l’image de Rubens ou de Velázquez posant en grands de ce monde. Sans parler de Dürer qui singe le Christ. A contrario, Rembrandt s’immortalise volontiers dans l’atelier, dans des morceaux de bravoure. « Chez Rembrandt, il y a parfois une dimension presque publicitaire, une sorte d’adresse au client potentiel qui dit : Regardez de quoi je suis capable ! Imaginez ce que je peux faire avec vous pour modèle. »
Un puissant manifeste
Alberti pose par ailleurs les bases conceptuelles du genre. « Dans son traité De Pictura, il explique que l’inventeur de la peinture est Narcisse, le héros des Métamorphoses d’Ovide », poursuit Pascal Bonafoux. « Et un autoportrait est vraiment une métamorphose, c’est devenir son œuvre. C’est un exercice d’expérimentation qui condense tous les défis et les ambitions d’un artiste. » De fait, certains en ont fait le terrain de prédilection de leur quête d’identité picturale. Tel Van Gogh, qui, en quatre ans, en réalise une quarantaine illustrant la remise en cause permanente de sa peinture. Tout comme Picasso, qui en exécute environ quatre-vingts, toutes techniques confondues. « Ce qui est frappant, c’est que Picasso les réalise justement à un moment où il va à nouveau changer de technique, de style, et inventer autre chose. » L’inflation de l’autoportrait à partir du XIXe siècle répond également à une nouvelle définition du statut de l’artiste. À l’opposé des maîtres anciens qui dirigeaient de véritables entreprises, le peintre moderne met en exergue son individualité, l’originalité de son approche, de sa manière et de sa touche. Cette dimension qui nourrit les mythes autour de la personnalité de l’artiste s’incarne avec une intensité spécifique dans l’autoportrait.
Le cas de Gustave Courbet est symptomatique, il en produit environ vingt-cinq, « au fur et à mesure que je changeais de situation d’esprit », confesse-t-il à son mécène Alfred Bruyas. Délibérément, il construit surtout son image en jonglant avec les codes de la communication. Alternativement suicidaire, visionnaire révolté ou frôlant l’extase, il jette les bases de l’autofiction. Cette stratégie payante dans la fabrication du mythe et du dogme du peintre maudit fait florès et devient une posture rhétorique presque incontournable pour les avant-gardes. Paul Gauguin n’aura ainsi de cesse de se montrer en martyr. Tandis qu’Edvard Munch dévoile les détails de sa vie susceptibles de nourrir sa légende d’incompris alors qu’il est déjà consacré par les institutions et le marché.
Un genre toujours d’actualité
Plus largement, cette incarnation de l’artiste dans son œuvre s’impose comme une ligne de force tout au long du XXe siècle et continue d’inspirer les créateurs actuels. « À partir des années 1960-1970, certains en ont fait un système artistique à part entière, comme Roman Opalka, puis Cindy Sherman », relève Véronique Souben, directrice du Frac Haute-Normandie et commissaire de l’exposition « Portrait de l’artiste en alter ». « Parallèlement, il y a aussi de nombreux artistes dont ce n’est pas la pratique principale, mais qui à un moment font un pas de côté et se penchent sur l’autoportrait. » Une des tendances de fond qui anime ces plasticiens est la relecture critique de l’image de l’artiste notamment via la citation. « Le rapport à la filiation et à l’héritage est récurrent et manié souvent avec humour et distanciation. Par exemple Matthieu Laurette cite Douglas Gordon citant lui-même Warhol. »
L’autoportrait concerne tous les médiums ; la photographie, le film, le dessin, l’installation et bien sûr la peinture. On le décèle y compris dans des courants où l’on ne l’imaginerait pas, tel l’art conceptuel, entre autres chez Claude Rutault. Les nouveaux médias, la culture populaire et les réseaux sociaux renouvellent aussi grandement le rapport à l’autoportrait. Hier, les artistes jouaient avec les stéréotypes du photomaton puis du Polaroïd, aujourd’hui certains s’emparent du selfie pour le détourner. À l’instar d’Émilie Brout et de Maxime Marion, qui se placent dans le champ de vision d’anonymes prenant des selfies. Le duo recherche ensuite ces portraits non intentionnels sur les réseaux sociaux. Près de six siècles après l’autonomisation de l’autoportrait, la boucle est bouclée.
« Autoportraits. De Rembrandt au selfie »
Du 25 mars au 26 juin 2016. Musée des beaux-arts de Lyon, 20, place des Terreaux, Lyon (69). Du mercredi au lundi de 10 h à 18 h, le vendredi de 10 h 30 à 18 h, fermé le mardi.
Tarifs : 9 et 6 €.
Commissaires : Sylvie Ramond, Stéphane Paccoud, Ludmila Virassamynaïken.
www.mba-lyon.fr
« Portrait de l’artiste en alter »
Du 28 avril au 4 septembre 2016. Frac Haute-Normandie, 3, place des Martyrs-de-la-Résistance, Sotteville-lès-Rouen (76). Du mercredi au dimanche de 13 h 30 à 18 h 30, fermé lundi et mardi.
Entrée libre.
Commissaire : Véronique Souben.
www.frachautenormandie.org
« MOI »
Du 10 mars au 29 mai 2016. Schirn Kunsthalle Frankfurt, Römerberg, Francfort, Allemagne. Du mardi au dimanche de 10 h à 19 h, nocturnes mercredi et jeudi jusqu’à 22 h, fermé le lundi.
Tarifs : 12 et 9 €.
Commissaire : Dr Martina Weinhart.
www.schirn.de
« Autoportraits du Musée d’Orsay »
Du 4 mars au 5 juin 2016. Musée d’art Roger-Quilliot, place Louis-Deteix, Clermont-Ferrand (63). Du mardi au dimanche de 10 h à 18 h, fermé le week-end de 12 h à 13 h et le lundi.
Tarifs : 5 et 3 €.
Commissaires : Xavier Rey, Nathalie Roux, Amandine Royer, Charles Villeneuve de Janti, Guillaume Ambroise, Marie-Paule Vial.
www.clermont-ferrand.fr/-Musee-d-art-Roger-Quilliot
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°689 du 1 avril 2016, avec le titre suivant : L’autoportrait, ou l’art de l’autopromotion