En interrogeant la création plastique durant la Seconde Guerre mondiale, le Musée d’art moderne de la Ville de Paris témoigne de la fonction cathartique de l’art.
PARIS - Il y a quinze ans, le Musée d’art moderne de la ville de Paris avait marqué les esprits avec « Les années 1930 en Europe : le temps menaçant », brillante démonstration sur les courants artistiques et œuvres de propagande d’une époque trouble, associant subtilement productions plastiques et documents d’archives. L’exposition que l’institution parisienne vient d’inaugurer sur les années 1940 pourrait en constituer la suite. Confiée à l’historienne de l’art Laurence Bertrand Dorléac, auteure d’ouvrages tels L’Art de la défaite ou Après la guerre, et à la conservatrice Jacqueline Munck, la proposition du Musée d’art moderne met aujourd’hui en exergue la création en France depuis les accords de Munich, en septembre 1938, aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. « Privilégier les choses invisibles », « présenter ce qui ne le fut jamais » et, ainsi, révéler « la fonction cathartique de l’art », sa façon de « faire la guerre à la guerre » : telle est l’ambition affichée par les commissaires. L’exposition doit servir de « révélateur à tout ce qui demeura dans le secret des lieux et des ateliers, des refuges, des camps, des prisons et des asiles, par la force de choses, à l’ombre de l’histoire ».
Servi par un accrochage limpide, le parcours commence le 17 janvier 1938 avec le souvenir de la première grande rétrospective du surréalisme organisée par André Breton à Paris, dont le caractère dramatique et cauchemardesque annonce les tragédies à venir. La manifestation est évoquée par les poupées de Bellmer, le no man’s land peint par Yves Tanguy dans L’Inspiration, ou l’angoissante toile Les Nœuds roses exécutée en 1937 par Paul Delvaux. La plupart des surréalistes seront contraints de s’exiler ; certains, considérés comme « ressortissants ennemis », tels Hans Bellmer et Max Ernst, seront envoyés dans des camps d’internement dès 1939. Réalisées avec des matériaux de fortune, les œuvres ici réunies sont les témoignages précieux de cette « création sauvage » qui put y voir le jour, malgré tout. Ainsi des gouaches réalisées par Charlotte Salomon avant de partir à Auschwitz, où elle meurt en 1943, ou des croquis de Boris Taslitzky qui racontent la violence des camps d’internement français. En 1940, Felix Nussbaum peint le quotidien sordide de prisonniers dans un camp à Saint-Cyprien ; l’année suivante, Hors Rosenthal (décédé à Auschwitz) crée un comic strip grinçant Mickey au camp de Gurs – publié sans l’autorisation de Walt Disney. Le chapitre suivant présente des œuvres nées dans la clandestinité ou l’exil, à l’instar du fameux Jeu de Marseille conçu par André Breton, Victor Brauner, Oscar Dominguez, Mac Ernst, Jacques Hérold, André Masson, Jacqueline Lamba et Frédéric Delanglade dans leur refuge de la Villa Air-Bel à Marseille. Figure de la liberté, Picasso, est, quant à lui, exclu de la commande officielle et se voit refuser la nationalité française en 1940. Installé dans son atelier de la rue des Grands-Augustins, à Paris, il sculpte cette Tête de taureau (1942-1943), peint l’imposante Aubade, des portraits de femmes déstructurées et des natures mortes aux couleurs glauques tel Le Buffet du Catalan (1943).
L’art sort du silence Pendant ce temps, au Palais de Tokyo, le Musée national d’art moderne ouvre ses portes en 1942, avec une exposition convenue, passant sous silence les figures de l’art abstrait et du surréalisme, leur préférant un art français conforme à la censure imposée par le régime de Vichy. Soixante-dix ans plus tard, le Musée d’art moderne revient sur ce « faux départ » et reconstitue dans ses propres espaces cette page peu glorieuse de son histoire – en 1944, l’établissement sera fermé pour rouvrir en 1947 avec un nouveau directeur, Jean Cassou, qui mettra à l’honneur ses amis artistes Picasso, Miró ou Léger. Et d’évoquer parallèlement, en contre-exemple, la Galerie Jeanne Bucher qui continua, en pleine Occupation, à exposer et éditer des artistes boycottés en France ou interdits en Allemagne, à l’image de Kandinsky dont est présenté Complexité simple (1940) et Communauté (1942), aux côtés d’œuvres signées Klee (Schweizer Clown, 1940), Nicolas de Staël (Composition Nice, 1943) ou encore Maria-Helena Vieira da Silva dont est accroché Le Désastre dit La Guerre (1942). La Libération est marquée par le Salon d’automne d’octobre 1944, ode à l’art moderne et à la figure de Picasso. Éprises de liberté, les œuvres de l’immédiate après guerre placent le corps et la matière brute au cœur de leurs préoccupations. Ainsi des masses corporelles torturées de Fautrier, des œuvres sombres de Soulages, Bissière ou Hartung. La dernière séquence prend quelque liberté avec le sujet pour lui donner une nouvelle dimension et mettre en lumière ces artistes qui s’inscrivent dans le refus des conventions et de l’ordre établi. Intitulé les « Anartistes » (terme inventé par Marcel Duchamp en 1960), ce dernier chapitre réunit Jean Dubuffet, qui fit scandale avec son exposition « Mirobolus, Macadam et Cie. Hautes pâtes » en 1946, Gaston Chaissac, Antonin Artaud, Alberto Giacometti et Henri Michaux. Une manière d’élargir le champ de la réflexion et d’interpeller le visiteur sur le sens profond de l’art. Temps fort de cet automne, alors que le Musée d’art moderne fait déjà l’actualité avec la présentation de la collection Werner et l’installation de Bertille Bak, ce parcours promet de faire date dans le champ des expositions sur ces années sombres.
Jusqu’au 17 février, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 11, avenue du Président Wilson, 75116 Paris, www.mam.paris.fr, tél. 01 53 67 40 80, tlj sauf lundi et jours fériés, 10h-18h et 22h le jeudi. Catalogue, éditions Paris Musées, 400 p., 39 €
Voir la fiche de l'exposition : L'Art en guerre, France 1938-1947, de Picasso à Dubuffet
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L’art des années sombres
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- Commissaires : Laurence Bertrand Dorléac, historienne de l’art et chercheuse, et Jacqueline Munck, conservatrice en chef au Musée d’art moderne de la Ville de Paris
- Scénographie : Cécile Degos
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°378 du 2 novembre 2012, avec le titre suivant : L’art des années sombres