MILAN / ITALIE
Dans le cadre d’un partenariat de longue durée avec l’institution italienne, la Fondation Cartier pour l’art contemporain y expose magistralement le cinéaste et photographe qu’elle a toujours soutenu.
Milan. En octobre 2020, la Fondation Cartier pour l’art contemporain signait avec la Triennale de Milan un accord de partenariat d’une durée de huit ans pour l’organisation de trois expositions par an. La monographie « Claudia Andujar », présentée d’abord à Paris, a inauguré les 1 300 mètres carrés d’espaces impressionnants dévolus aux expositions dans le non moins imposant Palazzo dell’Arte de Milan. Ont suivi « Les citoyens », conçue par l’artiste argentin Guillermo Kuitca à partir d’œuvres de la collection de la Fondation Cartier. Le troisième volet de cette collaboration consiste en une exposition « Raymond Depardon » spécialement pensée pour Milan. Depuis 1996, date de l’exposition collective « By Night », Depardon a bénéficié du soutien constant et massif de la Fondation Cartier à travers l’organisation d’expositions (au nombre de 14, personnelles ou collectives), la publication de livres (19), la production de films (8), des commandes et achats de photographies pour la collection (570).
Dans l’exposition milanaise, le spectre revisité de l’œuvre est bien plus large que ne le laisse entendre le sous-titre, « La vita moderna », renvoyant à sa série documentaire sur les paysans. Mais surtout, le visiteur n’est pas près d’oublier cette « plus grande exposition jamais réalisée sur l’artiste », qui l’engage dans l’un des plus prégnants cheminements qui ait été donné à voir sur la démarche de Raymond Depardon, à travers son regard porté sur les êtres, le monde et ses questionnements.
Tout y contribue : le choix des séries et des films, leur articulation et la finesse de la scénographie signée avec brio par la jeune Théa Alberola. L’alternance des grands et petits formats d’une salle à l’autre selon leur volume sonne juste. Jamais la série « La France » (2004-2010), ici exposée dans sa presque totalité, soit 40 photographies sur les 44 qu’elle recense au total, n’a montré aussi bien la teneur du propos et la pertinence du choix des dimensions (205 x 165 cm). Les espaces monumentaux de la Triennale le permettent, mais l’accrochage surtout est audacieux comme cette introduction grandiose avec la série « Errance » (1999-2000), succession d’immenses tirages sublimes de route traversant des paysages, placés l’un derrière l’autre. La palette de couleurs proposée par l’artiste Jean-Michel Alberola rythme l’avancée et participe à la bonne lecture des images tandis que son choix de regrouper à mi-parcours l’ensemble des livres publiés par Depardon offre un panorama subtil de la diversité des voyages et écrits de leur auteur en France et dans le monde.
Raymond Depardon a beaucoup voyagé au rythme des commandes et des projets. On le suit ainsi de Turin à San Clemente avant Glasgow, Manhattan, New York ou le monde rural en France et San Clemente, montré pour la première fois en Italie. Réalisée entre 1977 et 1981, cette série de photographies sur la réalité d’un hôpital psychiatrique italien a marqué un tournant pour le photographe. « “San Clemente” [voir ill.] est une série fondatrice », nousdit-il. « Car elle m’a permis d’exister comme photographe et pas au travers d’un sujet photo. Je suis alors en plein questionnement. L’affaire Claustre se termine. [NDLR : Depardon a témoigné deux ans plus tôt de la détention de l’ethnologue par les rebelles du Tibesti]. Je quitte Gamma pour rentrer à Magnum avec d’ailleurs les premières photos de San Clemente et je pars pour des commandes au Liban, à Glasgow. Je ne suis pas encore prêt à faire les paysans. »
Pour « La vita moderna » à la Triennale, Depardon s’est replongé dans les archives de cette période et a constitué un jeu de 39 photographies sur l’enfermement, la misère et le traitement inhumain infligés à ceux que la société ne voulait pas voir, des femmes et des hommes que Franco Basaglia (1924-1980), artisan et figure de proue du mouvement Psichiatria democratica, fit sortir de l’asile. « Ces photographies parlent d’une expérience collective pour changer le regard de la collectivité sur eux », souligne-t-il quarante ans plus tard. « Franco Basaglia me disait : nous devons gagner, convaincre. Il faut que ces photographies existent. » Ces photographies en noir et blanc existent encore aujourd’hui dans toute leur acuité et les livres de Basaglia, placés dans une vitrine à la fin de l’exposition, rappellent l’agitateur des consciences qu’il est aussi.
À noter, deux autres expositions Depardon sont programmées actuellement en France : la première, à l’Institut du monde arabe, est un dialogue avec l’écrivain Kamel Daoud sur l’Algérie de la période 1961-2019 (jusqu’au 17 juillet) ; la seconde, au Pavillon populaire à Montpellier (jusqu’au 24 avril), est consacrée à son dernier projet mené sur les communes méridionales de la France qui se sont opposées à des projets d’extraction de gaz de schiste.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°583 du 18 février 2022, avec le titre suivant : À la Triennale de Milan, le réel augmenté de Depardon