MILAN / iTALIE
L’exposition thématique du 22e rendez-vous milanais reflète l’urgence écologique actuelle à replacer la nature au cœur des préoccupations de l’homme. La centaine de projets scientifiques présentés propose d’envisager le design pour réparer l’environnement naturel de l’être humain.
Milan. Ce 27 février, à Milan, c’est le printemps avant l’heure. La météo est à la fois clémente et inquiétante, miroir grandeur nature du réchauffement de la planète. L’urgence climatique ? C’est précisément le sujet de cette 22e Triennale de Milan, qui ouvrait ce jour-là et se prolonge jusqu’au 1er septembre. Thème donc de cette édition 2019 : Broken Nature, soit peu ou prou « La Nature détériorée ». Mais aussi la nature sans doute recouvrée : c’est en tout cas l’espoir que souhaite offrir la commissaire générale de la manifestation, Paola Antonelli, Senior Curator of Architecture & Design au Museum of Modern Art de New York, au travers de la centaine de projets qu’elle a ici réunis, imaginés par autant d’artistes, designers, architectes ou scientifiques et déployés sur les deux étages du vaste édifice. « Cette exposition dévoile une série de projets prospectifs, qui pourraient aussi se décliner dans des situations du quotidien, des suggestions qui, on l’espère, permettront de créer des réactions en chaîne », souligne-t-elle. La présentation se concentre autour de la notion de « design réparateur ». En clair, des concepts ou des objets qui reconsidèrent la relation entre les humains et leur environnement naturel et tentent de retisser des liens au fil du temps altérés, sinon aujourd’hui complètement rompus.
Fatalement, l’exposition phare, conséquente en projets et donc en surface de présentation, éclipse la vingtaine de participations nationales, aux propositions plus pauvres. À l’exception du pavillon du Royaume-Uni, avec la présentation d’un travail en cours dans le nord de l’Irak, par l’agence Forensic Architecture et l’ONG Yazda, lesquels documentent à l’aide du trio outil numérique/photographie/drones le patrimoine architectural détruit en 2014 par l’État islamique en vue d’une future reconstruction, ou ces deux installations collatérales, La Nation des Plantes, – une mine sur le sujet, cornaquée par le neurobiologiste Stefano Mancuso – et Le Grand Orchestre des Animaux (lire encadré).
L’exposition phare, donc, plonge d’emblée le visiteur dans l’ambiance, aussi sombre soit-elle. Deux écrans géants affichent en regard des images satellite. À gauche, un paysage à un instant T ; à droite, ce même paysage quelques années ou décennies plus tard. Les diptyques sont glaçants, fruits d’une multitude de « maux » : fonte d’un glacier au Groenland, incendie en Californie, destruction de site (Barrage des Trois Gorges, Chine, 1993-2016), croissance urbaine (Las Vegas, 1972-2018), assèchement exprès d’un lac (Lake Poopo, Bolivie, 2013-2016)… On l’aura compris, la ribambelle d’œuvres exposées par la suite visera deux objectifs : d’abord, corriger ce cours autodestructeur de l’humanité ; ensuite, renouveler notre relation à l’environnement – voire avec les autres espèces, nous y compris !
À l’origine, il y a la graine et il est fascinant de voir comment créateurs et chercheurs de tous bords s’en emparent aujourd’hui. D’abord pour la protéger, comme avec la Global Seed Vault enfouie sous terre dans l’archipel norvégien du Svalbard, réserve mondiale de semences (plus d’un million d’échantillons) destinée à préserver la diversité et prévenir la perte des cultures vivrières indigènes. Avec The Lost Flower, la firme de biotechnologie Gingko Bioworks (États-Unis) a réussi, à l’aide d’enzymes de plantes de l’herbarium de l’Université de Harvard, à séquencer l’ADN d’un hibiscus hawaïen disparu en 1912 et même à en « ressusciter » son parfum. En observant des plantes « hyper-accumulatrices », tels l’hortensia ou le colza, qui absorbent le métal contenu dans le sol à travers leurs racines, les designers italiens Gionata Gatto et Giovanni Innella imaginent transformer cette activité habituellement invasive qu’est l’extraction en un partenariat « homme-plante » (Geomerce). D’aucuns lorgnent, eux, vers le monde animal, convoquant termites (la Polonaise Agnieszka Kurant vante leurs étonnantes structures architecturales) ou vers à soie (le Silk Pavilion de Neri Oxman et du Massachusetts Institute of Technology consiste en une structure en inox habillée de fils de soie).
L’accès à l’eau, sur notre planète, reste un problème endémique. En Afrique du Sud, fini le portage sur la tête : l’efficace contenant roulant Hippo Roller permet d’alimenter les villages les plus reculés d’Afrique du Sud. Au Ladakh, dans l’Himalaya indien, Sonam Wangchuk, lui, a inventé les Ice Stupas, glaciers artificiels qui stockent l’eau l’hiver, puis la restituent en fondant, au printemps, afin d’irriguer les champs. Avec Agua Carioca, dans une ville, Rio de Janeiro, où 2 000 litres d’eau sont gaspillés chaque seconde, les architectes néerlandais Ooze invitent à réfléchir à petite échelle, par des approches urbaines autonomes et décentralisées, à son traitement et à son recyclage, comme en attestent plusieurs esquisses.
Grâce à la haute technologie, les matériaux évoluent à grande vitesse: terracotta imprimée en 3D (Adaptive Manufacturing), charbon végétal et restes alimentaires (vaisselle Anima de Kosuke Araki), « gaine » de maïs (Totomoxtle de Fernando Laposse) et même mycélium mélangé au nylon pour des souliers (Caskia), ou algue (flacon en agar-agar de l’Islandais Ari Jonsson pour remplacer la bouteille en plastique). Quant au recyclage, les recherches s’accélèrent tous azimuts : pulls détricotés puis retricotés (Transitory Yarn), baskets tissés avec du plastique repêché en mer (Alexander Taylor pour Parley x Adidas) ou mobilier conçu avec des canettes en aluminium refondues (Studio Swine). À travers Ore Streams, le duo Formafantasma fustige le secteur de l’électronique, dont le flux des déchets ne cesse de croître – seulement 30 % de ceux produits en Occident sont traités dans des centres dédiés. Fer, aluminium et autres composants électroniques se sont, ici, métamorphosés en… mobilier de bureau. Une maigre lueur d’espoir ?
Les voix du monde sauvage
Paris. Le Grand Orchestre des animaux est une œuvre urgente. Commandée par la Fondation Cartier pour l’art contemporain, à Paris, cette pièce à la fois sonore et visuelle est l’aboutissement d’un travail monumental. D’un côté, le bioacousticien américain Bernie Krause, 80 ans, dont les deux tiers passés autour du globe à graver les sons d’habitats naturels : soit 5 000 heures d’enregistrements ou, au bas mot, 15 000 animaux. De l’autre, l’Anglais Matthew Clark, fondateur, en 2003, du studio United Visual Artists, lequel a « visualisé » ces voix animales et leurs fréquences. Résultat : une installation tridimensionnelle et immersive (d’une durée de 1h38, en boucle), déclinaison, sur un immense écran oblong de sept « paysages sonores » choisis pour leur diversité écologique et leur richesse biophonique – Canada, République centrafricaine, Brésil, États-Unis (Alaska et Californie) et Zimbabwe, auxquels s’ajoute une section « Océans ». De la baleine au grand corbeau, en passant par l’hyracoïde, le gorille, l’écureuil roux ou le loup oriental, le spectre est large. Il y a urgence à venir admirer cet ahurissant orchestre, car la moitié des sons enregistrés par Krause depuis 1968 sont aujourd’hui dégradés ou éteints, certaines espèces ayant disparu. Terrible sort dû au réchauffement climatique : sa maison, dans la Sonoma Valley en Californie, a été détruite par le tragique incendie d’octobre 2017. Un demi-siècle de travail, soit une vie d’archives partie en fumée. Heureusement, sur les cinq sauvegardes numériques qu’il avait effectuées, deux étaient conservées hors les murs.
Christian Simenc
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°520 du 29 mars 2019, avec le titre suivant : La Triennale de Milan interroge l’humanité face au défi climatique