Suisse - Art moderne

XIXE SIÈCLE

La ruralité au cœur de la peinture suisse

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 16 janvier 2020 - 834 mots

La collection Blocher est représentative du goût et des idéaux d’une nation à laquelle les artistes ont contribué à donner son identité.

Martigny (Suisse). En entrant dans l’espace d’exposition de la Fondation Pierre-Gianadda, le visiteur ne peut qu’être impressionné. Il domine deux grandes œuvres joyeuses du peintre très célèbre en Suisse Albert Anker (1831-1910), Les Vendanges (1865) et L’École en promenade (1872, [voir ill.]), faisant face à trois paysages sereins de Ferdinand Hodler (1853-1918), Le Lac de Thoune et la chaîne du Stockhorn en deux versions (1904 et 1905) entourant La Lütschine noire (1905). Affluence impressionnante et réimpression du catalogue en témoignent : le public reconnaît dans la collection de l’homme d’affaires Christoph Blocher l’image qu’il affectionne de la Suisse et de son peuple.

Anker et Hodler au firmament

Lorsqu’on évoque les collections suisses, on fait généralement référence à des œuvres impressionnistes françaises de tout premier plan et à une culture internationale à laquelle sont intégrés Füssli, Böcklin ou Giacometti – dont l’origine helvétique est souvent oubliée. Hodler a rejoint récemment seulement ce panthéon. Au contraire, sur les 127 peintures présentées à Martigny, 38 sont d’Anker et 46 de Hodler. Il s’agit de la plus grande collection d’Anker en mains privées et de la première collection de paysages de Hodler. Cet ensemble, Christoph Blocher l’a acquis peu à peu, « selon son sentiment, sans stratégie ni projet encyclopédique », affirme Matthias Frehner, ancien directeur du Musée des beaux-arts de Berne et commissaire de l’exposition.

De Ferdinand Hodler, le collectionneur n’a cherché d’abord que des paysages, faisant l’acquisition d’œuvres symbolistes seulement parce que son épouse, Silvia, s’y intéressait. L’homme d’affaires a choisi uniquement des productions d’artistes suisses, paysagistes et peintres de la vie rurale (s’il a acquis un Van Gogh, c’est parce que celui-ci admirait Anker). Lorsqu’il a montré une sélection de sa collection au Musée Oskar-Reinhart à Winterthour, en 2015-2016, on a établi un lien entre ces préférences et les idées du parti conservateur et nationaliste, l’UDC, dont il a été longtemps un élu. « Ce qui apparaît avec insistance dans l’exposition, et qui finit par gêner, c’est la nature assez particulière du goût qui a présidé à la constitution de ce fonds »,écrivait par exemple Laurence Chauvy dans le quotidien Le Temps (14 octobre 2015). « Il aime les paysages, précise de son côté Matthias Frehner. De Hodler, mais aussi de [Félix] Vallotton, de Giovanni et Alberto Giacometti, d’Adolf Dietrich, très connu ici où il est notre Douanier Rousseau, d’[Alexandre] Calame et de beaucoup d’autres. Concernant la figure, c’est le monde d’Anker qu’il préfère. Ce peintre montrait un paradis terrestre qu’il trouvait dans son entourage en Suisse, chez les paysans et chez les enfants. » Anker travaillait en effet la moitié de l’année à Paris et l’autre dans son village d’Anet (canton de Berne) : c’est seulement ce dernier aspect de sa création qui intéresse Blocher.

En cela, il est très représentatif d’un pan important du goût suisse aux XIXe et XXe siècles, encore prégnant aujourd’hui. L’historien François Walter écrivait en 1991 : « Le témoignage le plus récent et le plus extraordinaire de l’adéquation entre paysage et patrie [est] la Voie suisse, der Weg der Schweiz, un chemin pédestre de 35 kilomètres autour du lac d’Uri, réalisé à l’occasion du 700e anniversaire de la Confédération (1991). Il a pour objectif,dit le texte officiel, de faire découvrir au visiteur “le mystère d’une région qui portait le germe de la Confédération”. Chaque canton s’est vu attribuer un tronçon proportionnel à sa population. Du Grütli à Brunnen s’égrènent ainsi les 23 itinéraires cantonaux où le paysage est réinterprété selon un concept propre à chacun. » (1)

Des mythes créés par les artistes

Le paysage, creuset de la communauté, a une importance bien plus grande qu’en France ; de même, on peut penser que la culture protestante a formé une image du peuple, notamment rural, plus stéréotypée que de ce côté-ci des Alpes, faite d’innocence de l’enfance, de sagesse de la vieillesse, de travail, d’humilité, de morale et de sérénité. Tous ces thèmes sont présents chez le groupe de peintres valaisans de l’école de Savièse, par exemple. Bien entendu, le monde artistique suisse du XIXe siècle est plus divers. On y trouve par exemple un puissant mouvement symboliste, une iconographie religieuse et de la peinture d’histoire. Reste qu’il est possible de parler d’une peinture typiquement suisse de paysage et de vie rurale que la collection Blocher représente bien. Matthias Frehner l’explique ainsi : « Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les artistes suisses ont dû aller à l’extérieur – à Paris, Munich, Düsseldorf ou Rome – pour faire leurs études. Cela les a rendu très indépendants et très forts. Mais il faut se rappeler aussi que la Suisse moderne date de 1848 et que ce sont les artistes qui ont créé les mythes suisses. Ils ont peint, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les tableaux qui ont donné des idéaux à la nation. »

(1) François Walter, « La montagne des Suisses. Invention et usage d’une représentation paysagère (XVIIIe-XXe siècle) », in Études rurales, no 121-124, 1991.

Chefs-d’œuvre suisses, collection Christoph Blocher,
jusqu’au 14 juin, Fondation Pierre-Gianadda, 59 rue du Forum, Martigny (Suisse).

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°537 du 17 janvier 2020, avec le titre suivant : La ruralité au cœur de la peinture suisse

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