Art déco

La revanche de l’Art déco

Par Isabelle Manca-Kunert · L'ŒIL

Le 19 février 2025 - 1988 mots

À l’occasion de la célébration des 100 ans de l’Art déco, L’Œil revient sur l’histoire mouvementée de ce style artistique du début du XXe siècle, au succès fulgurant, puis boudé et décrié par les artistes modernes et les élites, et depuis si recherché.

Il est des dates mythiques en histoire de l’art ; des dates qui convoquent instantanément un imaginaire exubérant. Paris 1925 est de celles-ci. Sitôt prononcée, elle suscite en effet un cortège d’images fabuleuses : les meubles de Jacques-Émile Ruhlmann (1879-1933), les bâtiments d’Henri Sauvage (1873-1932) ou Pierre Patout (1879-1965), les décors d’André Mare (1885-1932), les objets de Louis Süe (1875-1968), les laques de Jean Dunand (1877-1942), les peintures de Tamara de Lempicka (1898-1980), les sculptures de Jean et Joël Martel (1896-1966), les animaux de Paul Jouve (1878-1973), mais aussi les tenues de Jeanne Lanvin (1867-1946). En un mot comme en cent, 1925 évoque la quintessence de l’Art déco. Les ferments de ce style étaient en germination dès les années 1910 et l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels de 1925 signe l’apogée de ce courant en offrant à ses amateurs une vitrine sans pareille au cœur de la capitale. Artistes, architectes et décorateurs y présentent leurs créations raffinées et originales dont les maîtres-mots sont modernité, géométrie, stylisation, culte des matériaux nobles et de la féminité. Ce que l’on ne nomme pas encore l’Art déco est un mélange détonnant de sources d’inspiration éclectiques. « Il puise à la fois dans l’avant-garde viennoise, le XVIIIe siècle, le style Louis-Philippe, autant que dans les arts africains et d’Extrême-Orient ; tout en intégrant des références actuelles au sport, à la voiture et à l’aéronautique, résume Jérémie Cerman, professeur d’histoire de l’art à l’Université d’Artois. C’est un fourre-tout qui a été utilisé pour désigner une production très diversifiée dans son esthétique et ses modes de production. Ce qui n’a pas facilité sa réception critique. »

Le premier art international ?

Pourtant ce melting-pot fait mouche et connaît la consécration. Cette frénésie gagne immédiatement la province, en premier lieu les régions dévastées par la Première Guerre mondiale qui sont reconstruites sous le signe de l’Art déco. « Les Hauts-de-France et le Grand Est sont ainsi les mieux lotis en patrimoine Art déco car tout était à rebâtir, les industries autant que les habitations et les églises », relève Anne-Sophie Brunet, chargée de la valorisation du patrimoine de Saint-Quentin (Aisne) et responsable du Printemps de l’Art déco (du 5 avril au 26 mai, dans les Hauts-de-France). « De plus, c’est le moment où la France s’équipe et où l’on voit fleurir quantité de piscines, stades, écoles, bibliothèques, postes, gares, hôtels de ville, mais aussi salles des fêtes adoptant ce nouveau vocabulaire formel. Y compris, on le sait moins, en milieu rural. » Une des forces de cette esthétique nouvelle est de faire florès tous azimuts, en s’adressant autant aux élites avec des matériaux luxueux qu’aux ouvriers avec des déclinaisons abordables. Qui en effet n’a pas le souvenir d’un poêle ou d’un buffet de famille Art déco ? On en trouve d’ailleurs pléthore chez Emmaüs et sur les sites de revente. Cet élan qui façonne le paysage hexagonal dépasse rapidement les frontières grâce à des créateurs qui exportent ce style à travers le monde telle une traînée de poudre à bord des fameux paquebots. Partout il trouve un écho sidérant, des États-Unis à l’Asie en passant par le Maghreb. Et même en Nouvelle-Zélande où un important festival consacré à ce courant est encore organisé à Napier. Les raisons de ce succès planétaire ? Sa plasticité. « L’Art déco a vraiment fonctionné comme un logiciel de formes dans lequel chaque pays a pu mettre son folklore, par exemple les poissons au Japon et le chef indien aux États-Unis », explique Emmanuel Bréon, conservateur du patrimoine qui a mené un travail pionnier avec ses livres et ses expositions pour la redécouverte de ce style. « En ce sens, il peut vraiment être considéré comme le premier style international, bien avant les architectes autoproclamés modernes qui ont beaucoup dénigré ce courant. »

Boudé par les élites

Indéniablement, ce style a été ringardisé par les artistes modernes, à l’instar de Le Corbusier (1887-1965) qui a, entre autres, barré la route à Robert Mallet-Stevens (1886-1945), mais aussi par l’appétence du public pour le minimalisme et le fonctionnalisme. Les modernes ont aussi gagné la bataille de l’historiographie. « Nombre de théoriciens et d’architectes modernes qui ont tenu le haut du pavé critique pendant une bonne partie du XXe siècle, comme Le Corbusier mais aussi Auguste Perret (1874-1954), l’ont âprement critiqué et dénoncé comme une imposture au motif que le décor serait incompatible avec l’idée de modernité », explique Jean-Baptiste Minnaert, professeur d’histoire de l’art à l’université de la Sorbonne. Il a dirigé, avec Jérémie Cerman, un numéro de la revue Insitu (en ligne le 28 avril prochain) qui traite justement de sa réception et de son historiographie ; preuve d’un changement de regard dans la recherche également. « Il est vrai que les universitaires ont longtemps retracé presque exclusivement l’histoire des avant-gardes et donc mis de côté les artistes décorateurs, confirme Jérémie Cerman. D’autant que l’Art déco souffrait d’être dans une sorte de ventre mou théorique. » Ces a priori négatifs ont largement dépassé les bancs de la fac et ont sévi également au sein des institutions. « Il est vrai qu’en 1972, la destruction de la grande salle du Palais de Chaillot s’est faite dans l’indifférence générale, relève Jean-Baptiste Minnaert. Et le saccage de cette œuvre majeure des frères Jean et Édouard Niermans (1897-1989 ; 1904-1984) a été décidé par le directeur du théâtre de Chaillot d’alors – qui deviendra ministre de la Culture plus tard –, Jack Lang. » Nombre de sites majeurs ont hélas pâti de ce manque de considération, à l’image de l’hôtel de ville de Boulogne-Billancourt. « C’est difficile à croire mais les employés municipaux ont mis à la benne les chaises de Mallet-Stevens. J’ai pu en sauver deux sur huit cents ! », se souvient Emmanuel Bréon.

L’Art déco sauvé du purgatoire

« Quand avec une poignée de confrères, j’ai commencé à m’intéresser à ce courant dans les années 1980, nous étions bien seuls. En France, plus personne dans les musées et dans les services patrimoniaux ne considérait ces œuvres, dont certaines disparaissaient purement et simplement », déplore le spécialiste. « Les chefs des grandes institutions ont longtemps été formatés à l’avant-garde et aux cultes des écoles étrangères. Pour toutes ces raisons l’Art déco gênait. La preuve : pendant des décennies il n’y a pas eu de grande exposition sur le sujet. Sauf pour le cinquantenaire – et encore –, le Musée des arts décoratifs l’a fait en dénigrant son sujet. » Ce style avait plusieurs handicaps : son esthétique passée de mode mais aussi le tort d’appartenir à une période qui mettait mal à l’aise les institutions. « C’est un bien mauvais procès que l’on a fait à l’Art déco d’être réactionnaire car figuratif et né dans une époque coloniale, regrette Jean-Baptiste Minnaert. Comme souvent, on jette le bébé avec l’eau du bain et il y a des polémiques stériles sur le fait que ces architectes et ces artistes ont travaillé dans un contexte colonial et donc que leur art est forcément condamnable. » On se souvient que le Palais de la porte Dorée a ainsi failli disparaître avant d’être transformé en Musée de l’immigration ainsi que de la cabale injuste menée contre l’irréprochable musée La Piscine (Roubaix) lors de la reconstitution de l’atelier d’Henri Bouchard. Mais aussi de certaines critiques lors de l’inauguration du Musée des Années Trente à Boulogne-Billancourt. En 1998, ce qui était alors le journal de référence du soir parlait même du « musée des collabos » ! La mise au purgatoire de l’Art déco a eu des conséquences désastreuses pour la conservation, mais il a aussi paradoxalement été une chance pour de petites institutions qui ont pu constituer des collections exceptionnelles avant que les œuvres ne deviennent inabordables une fois réhabilitées. « Le Centre Pompidou nous a déposé des œuvres dont il ne voulait pas car cela ne cadrait pas avec le récit de la modernité qu’il voulait écrire, témoigne Emmanuel Bréon qui a créé le musée boulonnais. J’ai aussi pu obtenir de l’État l’affectation du Fonds Henry de Waroquier. Mais plus largement avec quelques conservateurs, dont Bruno Gaudichon à La Piscine, nous avons monté nos collections en sauvant des objets menacés ou en récupérant des fonds d’atelier à la demande de familles d’artistes. On débarquait avec nos camionnettes municipales et on sauvegardait ce qui pouvait l’être. » Le Musée des Années Trente a ainsi préservé in extremis des bas-reliefs de l’Exposition internationale de 1937 stockés dans des conditions épouvantables à Chaillot, mais aussi des créations de Paul Landowski (1875-1961) et des œuvres du sculpteur Marcel Loyau (1895-1936). Si tout un pan de l’histoire de l’art a survécu, c’est ainsi grâce à l’engagement de quelques musées courageux. Mais aussi de marchands et éditeurs visionnaires qui ont été la locomotive de cette redécouverte à l’instar de Ceska Vallois, Florence Camard, Félix Marcilhac, Alain Blondel, sans oublier les éditions Norma et Maurice Culot (AAM).

Le style paquebot a le vent en poupe

Petit à petit, les grands musées révisent aussi leur jugement. Depuis le triomphe de l’exposition « Quand l’Art déco séduit le monde » en 2013 et ses 230 000 visiteurs (du jamais vu à la Cité de l’architecture), le climat a changé. « Maintenant tout le monde veut son expo Art déco », sourit son commissaire, Emmanuel Bréon. L’atmosphère est en train de changer car les institutions se rendent bien compte qu’il rencontre le goût du public. » Indubitablement le style paquebot a le vent en poupe ! Livres, expos, réédition de meubles et une même nouvelle tendance design baptisée New Art déco : il est partout. « C’est un style qui plaît beaucoup : le côté graphique, chic, gai, le style Gatsby, c’est vraiment au goût du jour en ce moment », confirme Anne-Sophie Brunet. Cela fait une dizaine d’années que la Région des Hauts-de-France axe sa communication dessus ; c’est vraiment devenu une fierté et un levier d’attractivité touristique. Le Printemps de l’Art déco au départ durait une semaine et réunissait dix lieux ; aujourd’hui, il s’étale sur deux mois et nous sommes 23 partenaires. » Saint-Quentin, perle de l’Art déco, a ainsi mené un travail de restauration et de valorisation exceptionnel et en a fait un marqueur fort de son identité. Ce retour de flamme ne doit cependant pas oblitérer un manque de protection institutionnelle chronique. Malgré sa réhabilitation, et même son revival dans les grands chantiers de construction dans les banlieues parisiennes, l’Art déco demeure menacé. En 2020, on a ainsi abattu sans regret la gare maritime du Havre, un petit bijou du genre. Plus largement, un patrimoine plus modeste est en passe de s’effacer. « D’un côté, il y a l’Art déco qui atteint des records presque obscènes aux enchères et, de l’autre, l’Art déco de tous les jours auquel personne n’attribue encore une valeur suffisante pour le protéger », alerte Jean-Baptiste Minnaert. De belles portes Art déco sont hélas mises au feu et remplacées par des portes de la grande distribution en PVC. Il faut sensibiliser le public sur le fait qu’il s’agit d’un patrimoine digne d’être préservé. »

Un centenaire très dynamique 


On n’a pas tous les jours cent ans et les musées ont largement embrassé la cause de l’Art déco pour son centenaire. Aux quatre coins de France, une série d’expositions fait revivre cette épopée stylistique. Nancy braque ainsi les projecteurs sur ce patrimoine remarquable, mais dans l’ombre de l’Art nouveau avec une saison riche en événements. Le Musée des beaux-arts de Valence s’intéresse au régionalisme Art déco, tandis que Le Havre met en valeur les paquebots de l’époque et titre l’exposition de la Maison du patrimoine « La folie Art déco - Quand la modernité s’empare du Havre ». À Paris, le Musée des arts décoratifs met en lumière Jacques-Émile Ruhlmann et Paul Poiret, tandis que la Cité de l’architecture glorifie les architectes stars de 1925. Enfin, à Saint-Quentin, une exposition montre les laques de Gaston Suisse.

Isabelle Manca-Kunert

À voir
« La folie Art déco - Quand la modernité s’empare du Havre »
Maison du patrimoine, 181, rue de Paris, Le Havre (76), jusqu’au 1er juin 2025, www.lehavreseinemetropole.fr
« Ruhlmann décorateur »
Musée des arts décoratifs, 107, rue de Rivoli, Paris-1er, du 12 mars au 1er juin 2025 www.madparis.fr
« Paul Poiret, la mode est une fête »
Musée des arts décoratifs, 107, rue de Rivoli, Paris-1er, du 25 juin 2025 au 11 janvier 2026, www.madparis.fr
Printemps de l’Art déco
dans les Hauts-de-France, du 5 avril au 26 mai 2025, www.printempsartdeco.fr
« Paquebots 1913-1942. Une esthétique transatlantique »
Musée d’art moderne André-Malraux (MuMa), 2, boulevard Clémenceau, Le Havre (76), du 26 avril au 21 septembre 2025, www.muma-lehavre.fr
« Gaston Suisse »
Musée des beaux-arts Antoine-Lécuyer, 28, rue Antoine-Lécuyer, Saint-Quentin (02), du 17 mai au 21 septembre 2025, www.saint-quentin.fr
« Élégance & modernité - Paris 1925 : L’Art déco a 100 ans ! »
Palais de l’art déco, 14, rue de la Sellerie, Saint-Quentin (02), du 17 mai au 21 septembre 2025, www.saint-quentin.fr
« L’Art déco des régions, modernités méconnues »
Musée de Valence, 4, place des Ormeaux, Valence (26), du 28 septembre 2025 au 10 janvier 2026, www.museedevalence.fr
« Architectes en 1925 »
Cité de l’architecture et du patrimoine, Palais de Chaillot, place du Trocadéro, Paris-16e, d’octobre 2025 à mars 2026, www.citedelarchitecture.fr
« Nancy 1925. Une expérience de la vie moderne »
Musée des Beaux-Arts de Nancy, 3 place Stanislas, Nancy (54), du 17 octobre 2025 au 15 février 2026, musee-des-beaux-arts.nancy.fr.
Musée de l’école de Nancy, consacré à l’Art nouveau, 36-38, rue du Sergent Blandan, Nancy (54), www.musee-ecole-de-nancy.nancy.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°783 du 1 mars 2025, avec le titre suivant : La revanche de l’Art déco

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