ROGNES
Maître de l’illusion picturale, Georges Rousse s’empare du château Bonisson et en modifie les perspectives.
Rognes. Lorsqu’il a débuté, en 1980-1981, Georges Rousse (né en 1947) a immédiatement manifesté sa volonté d’intervenir dans des bâtiments en voie de démolition et de peindre directement sur leurs murs pour créer une relation entre peinture, architecture et photographie : celle pour laquelle tout est pensé, qu’il prend au dernier moment et qui reste la seule trace de son installation. Avec le temps, et notamment à partir des années 1990, l’artiste a un peu assoupli son principe, en travaillant également, quelquefois, sur des lieux pérennes, voire patrimoniaux comme le château de Chambord (en 2012).
Lorsque Christian Le Dorze, cancérologue, ancien dirigeant de groupes de cliniques et collectionneur depuis plus de 40 ans, a acquis fin 2017 le domaine viticole du château Bonisson à Rognes (près d’Aix-en-Provence), avec ses bâtiments en partie désaffectés, il a décidé de les réaménager et de créer dans les anciens chais, en plus de l’activité aujourd’hui familiale du vignoble, un lieu consacré à l’art contemporain, avec expositions et, dans un avenir proche, résidences d’artistes. Avant les travaux, il a donc sollicité Georges Rousse, dont il est ami de longue date, pour qu’il vienne réaliser une intervention sur place. Autrement dit, dans un lieu ni condamné à être détruit, ni déterminé par l’histoire patrimoniale, un lieu à la croisée des deux directions de l’artiste. Ce dernier s’en est donné à cœur joie pour réaliser quatre œuvres dans des salles différentes, dont l’une en trois variantes, soit sept photos au total.
Selon ses habitudes, il est d’abord venu s’imprégner de cette ancienne bastide du XVIIIe siècle, de style provençal, avant de procéder aux quatre étapes qui caractérisent sa démarche. La première lui donne le concept de son intervention et se matérialise par des aquarelles. La seconde le voit procéder à des modifications de l’architecture existante pour la plier à son projet. La troisième liée au travail de peinture, des murs, des sols, des plafonds, entièrement pensé en fonction du futur cliché. Enfin, la photo finale, seule mémoire du travail réalisé in situ, prise d’un seul point de vue possible pour que l’illusion d’optique, en l’occurrence une parfaite anamorphose, puisse fonctionner et que l’espace tridimensionnel soit mis à plat par l’image.
Pour concevoir cette exposition inaugurale, Rousse a d’abord recouvert d’un jaune profond les murs de ce qui était auparavant un salon d’hiver dont il a découpé en cercle, à la disqueuse, une partie de la cloison le séparant de la cuisine attenante. Il a repeint celle-ci en alternant parallélogrammes blancs et noirs, et créé un parfait trompe-l’œil en reliant les deux espaces. Une façon d’effacer le passé et d’ouvrir une nouvelle perspective. Si, dans certaines pièces, Rousse soustrait des éléments à l’architecture, dans d’autres, à l’inverse, il rajoute des pans de placoplatre ou de bois, comme il l’a fait dans le grenier pour masquer une cheminée qui ne lui convenait pas et qui a, de ce fait, complètement disparu de l’image finale. Dans une chambre à l’étage, il a recouvert toute la pièce de rectangles blancs, gris et rouges pour donner l’illusion qu’un grand carré noir – en clin d’œil à Kasimir Malevitch – est suspendu à plat verticalement en plein milieu de la pièce alors qu’il en épouse les angles.
À échelle très humaine, 300 mètres carrés répartis en quatre salles sur deux étages, l’espace d’exposition permet de s’attarder sur ces nouvelles réalisations – complétées par quelques anciennes –, d’établir des comparaisons entre les aquarelles prémices de l’œuvre et sa réalisation finale. La disposition incite à faire des allers-retours, à circuler de cercles, comme autant de planètes, en carrés pour comprendre que Rousse donne une formidable leçon de géométrie et conjugue les figures de la réalité d’un lieu, certes modifié, à l’abstraction de ses formes inventées avec lesquelles, en maître d’illusion, il jongle à merveille.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°566 du 30 avril 2021, avec le titre suivant : La planète Rousse