Art moderne

La Nouvelle Objectivité et l’oeil français : le goût et l’idéologie

Entre tradition et nationalisme, une relation tissée d’ignorance et d’incompréhension

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 21 février 2003 - 2065 mots

Les occasions de redécouvrir les artistes assimilés à la Nouvelle Objectivité se multiplient depuis quelques années en France, et font ressurgir à chaque fois les mêmes interrogations sur les résistances et les incompréhensions qu’ils suscitent. Du délire patriotique des années de guerre à la contrition esthétique contemporaine, inventaire fragmentaire d’un malentendu esthétique et historique.

Depuis les expositions “Paris-Berlin” en 1978, et les “Réalismes”, trois ans plus tard, toujours au Centre Pompidou – pour cette dernière, organisée par Jean Clair, qui entendait écrire une autre histoire du XXe siècle –, en opposition aux avant-gardes “canoniques”, les monographies ou les vues d’ensemble de l’art allemand des années 1920 et 1930 se sont multipliées. Le Temps menaçant, consacré à l’entre-deux-guerres en Europe (Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 1997), avait proposé un panorama où l’Est et l’Ouest trouvaient une représentation équilibrée, signal d’une vision enfin élargie, indemne de tout “gallo-centrisme”. Pourtant, la récente rétrospective Max Beckmann a pu apparaître comme la première, tant celle organisée par le Musée national d’art moderne en 1968, à Paris, avait pris toutes les formes d’un rendez-vous manqué. Si au final les noms de Beckmann, Dix ou Grosz bénéficient d’une certaine familiarité, ceux de Conrad Felixmüller, Franz Radziwill, Rudolf Schlichter ou Georg Schrimpf restent pratiquement inconnus, et avec eux tout un contexte. Il faudra encore du temps avant que celui-ci ne soit complètement exploré et compris, il en faudra encore plus pour que le goût ne fasse plus obstacle à l’histoire, d’autant qu’il s’est abondamment nourri, depuis la fin du XIXe siècle, de circonstances tragiques.
“Dans un esprit critique tant soit peu exercé, le patriotisme ne joue pas un rôle absolument tyrannique, et nous avons à faire quelques aveux humiliants”, écrivait Baudelaire au début de son Salon de 1859. Aucun écrivain, aucun journaliste ne se serait évidemment risqué, après les guerres de 1870 et de 1914, à une telle confession, qui l’eût fait passer pour un traître, ou lui aurait valu au moins l’ostracisme. On juge après coup la propagande patriotique comme vulgaire et invraisemblable : il est encore plus étonnant d’en mesurer les effets, y compris dans les milieux qu’on imagine a priori les moins exposés à ses entreprises accablantes. Pendant et après la Première Guerre mondiale, les ultranationalistes comme les cercles d’avant-garde reprirent pourtant, avec des nuances sans doute, mais avec une égale insistance – comme le montre Kenneth Silver dans son Vers le retour à l’ordre –, les mêmes refrains sur la grandeur de la France en butte à la barbarie germanique.
Promise à un long avenir, l’épithète de “boche”, et autres outrances populaires, vont instruire les rapports entre les deux voisins, jusqu’à la réconciliation à l’enseigne de l’Europe. C’est sur le terrain des valeurs supposées fondamentales et éternelles que, dans le domaine artistique, se livre le combat. “Le sens de la limite et du relatif nous revient, écrivait en 1916 Gabriel Boissy, rédacteur en chef de Commedia, et nous écartons les chimères de l’absolu extra-humain, dont l’Allemagne meurt.” Les arguments ne sont pas très différents sous les plumes aussi diverses que celles de Maurice Barrès, Alphonse Daudet, Louis Vauxcelles, Auguste Renoir, Juan Gris (“Tout subissait déjà l’influence délétère des gaz asphyxiants de nos ennemis”) ou Ozenfant qui, “pro” ou “anti” avant-garde, entendent défendre les sources et l’autonomie de l’art français et profitent du conflit pour un aggiornamento parfois douteux.

Le goût à l’aune du politique
Par nécessité de préserver la pureté d’une inspiration nationale, le cosmopolitisme, qui fit pourtant les grandes heures de Paris, est déclaré nocif et révolu : s’il le faut, pourrait-on résumer en caricaturant à peine, la France sera universelle... toute seule. Quels que soient les contours et l’impact exacts du “retour à l’ordre” sur les artistes, son empreinte fut incontestablement d’autant plus profonde et durable dans le public que s’y trouvaient étroitement associées idéologie et esthétique, objectivées l’une et l’autre par les mêmes diatribes déclinées à un rythme hystérique. La politique n’est pas une question de goût, mais l’inverse devient vrai : la mesure, la sobriété, l’élégance françaises s’opposent à l’anarchie, à la rudesse, au bizarre teutons, dans une symétrie manichéenne. Au lendemain de la guerre, on trouve toutefois au moins un point commun : les artistes français et allemands éprouvent un semblable besoin de reconsidérer le passé. Pourtant, non seulement leurs maîtres sont différents, mais il semble bien qu’ils n’ont pas les mêmes motifs d’y revenir. L’ingrisme triomphe ici avec son cortège nostalgique ; la grandeur du classicisme et l’autorité de la ligne ne faisant plus qu’un, Picasso donne en 1917 le portrait d’une Olga hiératique. Altdorfer, Bruegel, Grünewald sont cités là pour l’âpreté et l’intransigeance de leur vision – patriote à son tour, Georg Grosz récusera plus tard la nécessité du “pèlerinage à la Mecque française”. L’incompréhension mutuelle va alors pouvoir prospérer et cristallisera certaines orientations. Le mur, déjà infranchissable, se voit encore consolidé au niveau de ses fondations : Juan Gris évoque l’”atavisme artistique” qui, dans son esprit, se substitue sans doute à la désormais impossible inspiration divine, quand Grosz, encore lui, fustige avec John Heartfield “le respect masochiste des valeurs historiques”.
Implicitement s’élabore une frontière décisive entre, à l’ouest du Rhin, un art qui ne connaît que le bien et l’édification esthétique et, sur l’autre rive, un art perméable aux accidents qui, dans ses lignes heurtées, cherche aussi à percer la nature du mal, à exorciser les démons. Si l’expérience de la guerre est, selon les mots de Bertold Brecht, “ce grand enseignement pratique de perception d’une nouvelle vision des choses”, elle n’a ni la même signification ni les mêmes répercussions selon l’idée que l’on se fait du beau et du mal. En revenant du front, Fernand Léger livre son sentiment, qui a valeur de manifeste : “Je fus ébloui par une culasse de canon de 75 ouverte en plein soleil, magie de la lumière sur le métal blanc.” Le déchaînement irrationnel des passions humaines, comme voudra s’en convaincre également le surréalisme, la magie des forces occultes qui dominent le monde suscitent un émerveillement que l’artiste doit restituer en ayant éventuellement recours à la métaphore. Rien de tel pour Beckmann, qui écrit pour sa part en 1915 : “Je poursuis jusque dans ses derniers retranchements la peur de la maladie et de la luxure, l’amour et la haine, je tente désormais de faire la même chose avec la guerre.” Et Georg Grosz : “Cette fois, avant que je revoie le front, les cadavres décomposés, les fils de fer barbelés, mes nerfs se sont déchirés.” À une vision d’inspiration mythologique, qui fait du beau une sorte de miracle que l’artiste peut reproduire, s’opposent les échos d’une épreuve terriblement concrète, évidemment “trop humaine”, qui interdit toute espèce d’idéalisme et va se poursuivre telle quelle sur la toile ou le papier. Les fusains et les eaux-fortes d’Otto Dix fouillent le chaos des charniers et des trous d’obus avec une exigence descriptive qui ne parvient pas toujours à maintenir le pathos à distance.

Le peintre a des devoirs
Cause ou effet du modernisme, l’une des caractéristiques majeures de l’art français depuis Édouard Manet consiste à élaborer une relation d’indifférence vis-à-vis du sujet. André Malraux comme Georges Bataille ont mis l’accent sur la position distanciée de l’auteur du Déjeuner sur l’herbe et de L’Exécution de Maximilien, qui vide en quelque sorte la peinture de toute implication humaniste au profit d’une perspective métaphysique. Avec les hauts et les bas d’ambitions inégales, la postérité de cette attitude va persister, en particulier via Marcel Duchamp, qui en fera la clef de voûte de son œuvre. L’indifférence au destin de l’homme sur terre, condamné par le grand capital à manquer de tout, est contre-révolutionnaire, proclame Grosz, la conception de l’art à laquelle elle ouvre, une imposture, car le peintre a des devoirs auxquels il ne saurait se dérober. “L’art, renchérit Conrad Felixmüller, deviendra ainsi une action orientée. Il se débarrassera des formalismes ésotériques et d’une Weltanschauung [‘vision du monde’] subjective pour saisir et comprendre la vie quotidienne avec la plus grande intensité possible.”
Le dadaïsme se fera onirique sur les bords de la Seine, il donnera en revanche l’opportunité à certains représentants de la Nouvelle Objectivité, qui en furent un temps les compagnons de route, d’affronter sans tabou tous les sujets, faisant fi des discriminations dictées par les convenances et le bon goût. Les œuvres de Dix, Grosz, Schlichter, Scholz vont se peupler de prostituées, de mutilés, de monstres difformes, de morts-vivants et de marionnettes qui participent de cette réalité apocalyptique dont il faut témoigner, au besoin en assimilant quelques-unes des attributions du journalisme. Ici et maintenant, tout se passe comme s’il n’y avait pas de rupture entre les champs de bataille et la ville, grossie de tous les monstres démoniaques qui n’ont rien à envier à ceux de Bosch. La leçon de la transition du dadaïsme au vérisme est bien résumée par Dix à la fin de sa vie : “De l’art, les expressionnistes en ont fait bien assez. Nous, nous voulions voir la réalité, nue et claire, presque sans art.”
“J’ai eu le sentiment devant mes anciens tableaux, avait-il pu dire bien des années auparavant, qu’un côté de la réalité n’était absolument pas encore représenté : le laid.” La vérité est indivisible et, moraliste, le peintre est appelé à respecter cette condition essentielle. Devant le tribunal où, en 1923,  il est accusé d’obscénité, Grosz plaide : “Même par la représentation des choses les plus laides qui sont dans cette œuvre, et dont on peut admettre qu’elles choquent un certain nombre de gens, s’opère à mon avis un grand travail éducateur.” Il ne faut pas s’y tromper : la peinture n’est truculente et obscène que par une nécessité cathartique qui l’engage à envisager la face diabolique et cachée de l’homme. Le programme est si peu complaisant que, lorsque les uns ou les autres représentent leurs familiers, loin d’exalter les qualités du modèle, ils en accentuent les défauts jusque dans une tonalité parfois caricaturale. Les disproportions et les étranges effets d’optiques se multiplient dans une profondeur de champ sur laquelle Beckmann a beaucoup insisté. Avant tout animal, le corps humain recèle de ce point de vue une intense violence que les palettes de Dix ou de Grosz vont appuyer sans retenue. S’ils semblent frénétiquement prendre tous les risques, ils ne cessent d’interroger les manifestations d’une époque sur laquelle le spectre de la guerre continuera de flotter et dont ils seront tous les victimes avec la montée en puissance du régime nazi. Ils sont très loin de souscrire au “discrédit fondamental jeté sur les apparences” duquel le surréalisme, aux yeux d’Antonin Artaud écrivant sur Balthus, s’était rendu coupable.
À quelques exceptions près, qui pour certaines ont sombré dans les pièges du réalisme socialiste, la peinture française est durablement marquée par une certaine inclination à l’utopie, une irrésistible tendance à l’idéalisation. Matisse est emblématique de cette passion de l’ailleurs et de l’exotisme qui favorise la conquête du beau et lui permet de célébrer sans relâche le luxe, le calme et la volupté. Passion qui s’est poursuivie sous différents aspects, tantôt donnant la priorité à une certaine poésie, tantôt privilégiant le discours théorique. On pourrait continuer de relever ces oppositions jusqu’à aujourd’hui, rappeler l’hostilité que rencontre encore le travail de Joseph Beuys ou les résistances envers l’œuvre d’un Baselitz, souligner dans le même temps l’emprise du tropisme puriste chez Yves Klein ou, plus près de nous, le raffinement parfois désuet des stratégies post-conceptuelles.
Il reste un point qui peut expliquer la persistance du malentendu envers l’art allemand des années 1920. La notion d’avant-garde, pensée comme un attribut de la culture française même après que l’Amérique ait infligé sa leçon, a longtemps conditionné l’histoire de l’art moderne. Dans une perspective dogmatique, tout ce qui n’y répondait pas a été mis à l’écart et voué aux gémonies indistinctes de la “réaction”, notion très accueillante qui a parfois légitimé les visées amnésiques des cercles activistes. Comme s’il n’était de marche vers l’avenir que progressiste, en dépit des avertissements répétés de Balzac ou de Baudelaire, le caractère immémorial des œuvres de Beckmann ou de Dix, de Grosz, mais aussi de Carlo Carrà ou de Mario Sironi, a été perçu comme archaïque. Cette vision exclusive a vécu avec le siècle : la distance qui nous sépare désormais des années 1920 devrait non seulement permettre de redonner la place qui revient à ces artistes, mais aussi d’envisager l’art moderne sous le prisme plus enrichissant de la contradiction.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°165 du 21 février 2003, avec le titre suivant : La Nouvelle Objectivité et l’oeil français : le goût et l’idéologie

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