Art contemporain

La lisibilité faite œuvre

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 1 juillet 2014 - 765 mots

NIMES

Le Carré d’art-Musée d’art contemporain de Nîmes offre ses espaces à Walid Raad, qui y démontre brillamment la cohérence de l’ensemble de son travail.

Walid Raad est un artiste à la fois subtil et malin, qui n’a pas son pareil pour attirer le regard avec des œuvres visuellement séduisantes tout en plongeant l’esprit dans des successions d’abymes narratifs et conceptuels, un travail qui se présente presque comme un gigantesque jeu de piste. En témoigne l’exposition que lui consacre à Nîmes le Carré d’art-Musée d’art contemporain où, fort opportunément, sont utilisées les deux ailes du bâtiment afin de déployer en parallèle deux projets au long cours.
D’un côté, Scratching on things I could disavow (« Gratter des choses que je pourrais renier »), commencé en 2007, a fait l’objet en 2013, d’un brillant préambule au Louvre. De l’autre, The Atlas Group (1989-2004), dont le titre évoque un corpus d’œuvres autant qu’un groupe de travail ainsi dénommé, mais fictif, Raad ayant toujours travaillé seul.

Objets mutants
C’est sur les développements les plus récents que s’ouvre l’exposition, et notamment une salle plongée dans le noir dans laquelle deux écrans sont suspendus et quelques étranges objets d’art islamique accrochés au mur. Étranges car en toutes choses mutants : ils sont non pas des objets réels, mais des volumes obtenus grâce à une imprimante 3D ; ils ne sont pas non plus des copies de véritables œuvres d’art, puisqu’ils procèdent à chaque fois de la manipulation et de la fusion des images de plusieurs objets issus de la collection des arts de l’Islam du Louvre. Ces objets, dont certains tentent péniblement d’apparaître à l’écran pour finalement se dissoudre dans un champ coloré, ne sont donc rien d’autre, images fantomatiques, que des peaux, des chimères insaisissables.

Or toutes ces pièces ayant muté sont de celles dont les originaux seront prêtés par l’institution parisienne au Louvre-Abou Dhabi pour son ouverture. L’événement constitue lui-même le prétexte au développement de cette vaste réflexion et donne lieu à une salle magistrale où sont combinés sur les murs des travaux variés, en particulier des photographies de salles de grands musées occidentaux aux proportions largement modifiées, ou des fragments de leurs parquets redécoupés : toutes interventions qui brouillent l’appréhension des lieux.

Dans cette savante combinaison de formes se glissent également des photos figurant les reflets d’œuvres modernes sur le sol, d’autres encore reportent des peintures représentant l’ombre d’un tableau ; tandis que dans une autre salle, des photos d’objets du Louvre en vitrine disparaissent au gré des reflets…, soit des jeux presque sans fin relatifs à la lecture de l’œuvre. « L’art devient comme le miroir dans les films de vampires, il y a une disponibilité de la vision », déclare ainsi l’artiste.
C’est bien de perception, de vision, de compréhension dont il est question dans ce vaste projet qui s’appuie sur un court texte de fiction écrit par Raad, qui raconte comment un habitant d’une ville arabe serait empêché d’accéder à un nouveau musée d’art moderne lors de son inauguration, ayant l’impression que s’il entrait, il se « heurterait sans doute à un mur ». Ce qu’interroge ce complexe et fascinant travail aux divers degrés de lecture entrelacés, c’est l’accélération de la création d’infrastructures culturelles et muséales dans le monde arabe, sur des terrains minés par des conflits géopolitiques, militaires, sociaux… Il questionne aussi la compréhension de l’œuvre d’art (via sa mise à distance), son inscription dans un contexte et sa lisibilité.

Géographie des armes
Quoique visuellement à mille lieux de là, puisque liés aux conflits armés ayant embrasé le Moyen-Orient et en particulier aux guerres du Liban, l’ensemble de travaux de The Atlas Group, élaborés entre 1989 et 2004 (dates relatives, l’artiste ayant reconnu en avoir poursuivi certains ultérieurement), traite lui aussi de problèmes géopolitiques. Dans une série de photos de paysages des années 1950, s’est pour chacune incrusté un détail, un intrus issu de reproductions d’attentats. Dans des Polaroid d’images d’otages envoyées à la presse mais jamais exploitées, les corps deviennent presque abstraits. Tandis que sur des tirages de bâtiments dévastés se recompose une géographie de l’origine des armes avec des points de couleur… Ce sont autant de manière d’aborder là encore des questions relatives à la nature de l’archive, à la notion de document, à la possibilité et aux conditions de sa lisibilité, et enfin à sa véracité.

Entre réalité et fiction, sans qu’il ne soit plus possible de distinguer précisément ce qui relève de l’une ou de l’autre, s’impose à la fin du parcours une œuvre d’une redoutable cohérence dans son entier.

WALID RAAD

Commissaire : Jean-Marc Prévost
Nombre d’œuvres : 15

WALID RAAD. PRÉFACE

Jusqu’au 14 septembre, Carré d’art-Musée d’art contemporain, place de la Maison-Carrée, 30000 Nîmes, tél. 04 66 76 35 70, carreartmusee.nimes.fr, tlj sauf lundi 10h-18h. Livre d’artiste, Walid Raad. Walkthrough, coéd. Carré d’art/Black Dog Publishing, Londres, 19 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°417 du 4 juillet 2014, avec le titre suivant : La lisibilité faite œuvre

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