Le peintre allemand du XVe siècle, dont le parcours demeure jalonné de peu de tableaux – une vingtaine connus aujourd’hui – et de nombreuses zones d’ombre, fait l’objet d’une exposition exceptionnelle à Bâle. Un événement attendu depuis de longues années…
L'histoire de l’art doit aussi s’accommoder des lacunes dans la connaissance de certains artistes de grand talent. L’Allemand Konrad Witz, actif dans la première moitié du XVe siècle, auquel le Musée des beaux-arts de Bâle consacre une exposition qui fera date, est de ceux-là. Peintre manifestement très apprécié des prélats germaniques de cette époque de transition vers la Renaissance, Witz n’est aujourd’hui connu que pour une vingtaine de peintures. Non qu’il ait peu peint, mais son corpus n’a pas été épargné par l’iconoclasme de la Réforme. « Pour cette période, seuls 35 % des œuvres figurant sur les inventaires existent toujours », confirme Bodo Brinkmann, conservateur en charge de la peinture ancienne au Musée des beaux-arts de Bâle et commissaire de cette exposition.
L’œuvre de Witz a donc probablement dû être plus prolifique qu’il n’y paraît aujourd’hui. Les archives attestent sur ce point de la réalisation d’une fresque – disparue – pour la halle aux grains de Bâle. Et le peintre aurait pu aussi intervenir dans le décor de plusieurs églises bâloises, Saint-Léonard ou Saint-Pierre, où quelques fragments de peintures offrent certaines proximités stylistiques.
Une longueur d’avance sur ses contemporains
Car la vie de Witz ne nous aide guère à en savoir plus. Comme pour la plupart des artistes du XVe siècle, son parcours ne peut être retracé que grâce à quelques dates glanées dans les archives. Witz semble ainsi être originaire de Souabe, en Allemagne, plus précisément de Rottweil (à une centaine de kilomètres au sud de Stuttgart), où son père est signalé en 1427. Il migre ensuite à Bâle, probablement attiré par les nombreuses commandes liées à la tenue du concile réuni par le pape Eugène IV. En 1434, Witz est devenu membre de la guilde des peintres de Bâle. Un an plus tard, il est mentionné comme bourgeois de la ville et achète, en 1443, une maison. Sa carrière semble pourtant avoir été de courte durée. Dès 1447, sa femme est désignée comme étant veuve.
Dans cette brève biographie, une date est cependant primordiale pour les historiens de l’art : 1444. Cette dernière figure en effet, avec le nom de l’artiste, sur le cadre du grand retable de la cathédrale Saint-Pierre de Genève, une commande majeure de l’évêque de la ville, François de Metz. Impossibles à déplacer du fait de leur fragilité – les panneaux de bois présentent plusieurs fissures –, les fragments de ce retable sont visibles dans l’exposition grâce à des reproductions de bonne qualité. Seuls deux volets, peints recto verso, ont survécu. Le panneau le plus célèbre figure la pêche miraculeuse. Witz y a transposé la scène biblique sur les bords du lac Léman, faisant de cette peinture l’un des premiers paysages connus.
Signé et daté, cet ensemble, qui est aussi une œuvre de maturité, constitue donc un jalon majeur. Pour le reste, son style doit parler. Witz, qui maîtrise la perspective et les ombres projetées, pratique en effet une peinture fortement sculpturale. La comparaison avec quelques productions de ses contemporains illustre nettement la différence. Le contexte du gothique international domine encore la peinture : fonds d’or, figures à l’anatomie mal maîtrisée, rapports d’échelle déraisonnables, absence d’ombres portées... De son côté, Witz a manifestement une longueur d’avance. Mais comment est t-il parvenu à cela ? Quelle a été sa formation ? Est-il entré en contact avec les artistes flamands, déjà maîtres dans l’art de la perspective ? Les zones d’ombre sont nombreuses.
Konrad Witz influencé par l’un des Eyck
On pense ici logiquement à son contemporain flamand, Jan Van Eyck (vers 1390-1441). La reconstitution des principaux panneaux conservés d’un ambitieux retable, le Retable du Miroir du Salut, apporte quelques éléments de réponse. Ce riche ensemble était constitué de deux panneaux comprenant chacun, sur les deux faces, quatre tableaux, soit seize panneaux au total – il n’en reste que douze aujourd’hui. Les faces externes figuraient l’Église et la Synagogue ainsi que des saints. Les faces internes, une série de scènes de l’Ancien Testament et des légendes antiques. La partie centrale, perdue, devait être consacrée au Nouveau Testament. Malgré la présence de fonds d’or encore traditionnels – lourdement restaurés –, la profusion des détails, l’éclat des textures et des reflets, mais aussi la puissance des figures, étudiées dans leur anatomie, permettent de penser que Witz aurait pu voir le retable de Gand, L’Agneau mystique, de Van Eyck, daté de 1432.
Les organisateurs de l’exposition émettent une autre hypothèse, en rapprochant le saint Barthélemy du retable de Witz du prophète Isaïe, peint plus tard par Barthélemy d’Eyck, un membre plus ou moins proche de la lignée des Eyck, actif pour sa part en Provence... Dans ce cas, Witz aurait à son tour permis la diffusion de nouveautés picturales. Nul doute que sa place dans l’histoire de l’art est en tout cas en cours de réexamen.
Les commanditaires ne sont manifestement pas restés indifférents à ce talent. Une commande profane passe pour un unicum dans sa production : celle d’un jeu de cartes de tarot peint, conservé aujourd’hui au château d’Ambras (Autriche). Six cartes de cet exceptionnel Jeu de la chasse au faucon, exposées à Bâle, confirment la qualité de paysagiste de Witz, déjà perceptible sur le retable de Genève.
Artiste surprenant, Witz a aussi su proposer des compositions audacieuses dans l’univers formaté du retable d’église. La démonstration en est donnée par la réunion exceptionnelle de deux panneaux dispersés d’un retable provenant probablement du couvent cistercien d’Olsberg. Dans le premier panneau, Joachim et Anne à la Porte dorée, aujourd’hui conservé à Bâle, la scène de l’Ancien Testament s’inscrit dans un décor étonnamment vétuste, avec toiles d’araignées et fissures apparentes sur les murs. A contrario, L’Annonciation (Nuremberg) s’inscrit dans une pièce vide, dénuée de meubles et qui semble repeinte de frais. Étrange manière de symboliser, par l’architecture, l’opposition entre Ancien et Nouveau Testament ?
Le cas Witz, des zones d’ombre et une multitude d’hypothèses
Au rang des multiples hypothèses proposées par cette exposition, figure aussi l’idée que le grand panneau venu de Strasbourg, Sainte Catherine et Sainte Madeleine, ait pu être peint comme une œuvre autonome. Ce tableau d’une très grande qualité, représentant un intérieur d’église offrant une échappée visuelle vers une place urbaine, révèle un saisissant contraste entre la taille surdimensionnée des saintes et la précision des détails. Avec, notamment, un rare reflet dans un retable d’une bougie dissimulée derrière un pilier...
Étrangement, l’influence de Witz sur la peinture bâloise demeure difficile à déterminer. Si quelques artistes ont tenté de perpétuer son style, d’autres semblent aussi y être restés totalement indifférents. Un groupe d’œuvres fait toutefois l’objet de spéculations. Longtemps donné à un certain « Hans Witz », qui aurait été un membre de sa famille, cet ensemble de petits formats est d’une qualité significative. Ces tableaux sont-ils néanmoins d’une même main ? Une petite Crucifixion (Berlin) est, ainsi, d’un style très proche de celui de Witz. S’agirait-il d’une œuvre de jeunesse ? La Pietà (New York, Frick Collection) pourrait, quant à elle, être de la main de l’un de ses collaborateurs. En réunissant ainsi la quasi-totalité des œuvres aujourd’hui attribuées au mystérieux Konrad Witz, cette exposition bâloise ne fait donc que rouvrir un dossier qui n’a pas fini d’être écrit. Elle n’en demeure pas moins exceptionnelle tant il est aujourd’hui difficile, pour des questions de conservation, de réunir des peintures sur bois trop fragiles pour être souvent déplacées.
1400 Naissance présumée à Rottweil (Allemagne).
1434 Il intègre la corporation des peintres de Bâle.
1444 Sa Pêche miraculeuse est considérée comme le 1er paysage de l’histoire de l’art.
1447 Décès présumé.
1901 Redécouverte de son œuvre oubliée depuis la fin du XVe siècle.
1909 Théodore Bossert publie un récit médiéval qui met en scène le peintre.
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La lente mais sûre résurrection de Konrad Witz
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « Konrad Witz, l’exposition unique », jusqu’au 3 juillet 2011. Musée des beaux-arts de Bâle. Tous les jours de 10 h à 18 h. Fermé le lundi. Tarifs : 15 et 6 €. www.kunstmuseumbasel.ch
En juin, une semaine 100 % art. À Bâle, du 15 au 19 juin, galeristes, collectionneurs, conservateurs et amateurs d’art du monde entier se retrouvent pour la grand-messe de l’art contemporain : Art Basel. La foire est l’occasion de performances et de manifestations organisées dans la ville. Les galeries et les musées proposent des expositions temporaires variées et de qualité. Outre Konrad Witz, la Fondation Beyeler confronte « Brancusi & Serra » quand le Musée Tinguely regarde l’influence de l’automobile dans l’art actuel. Attention, si vous n’avez pas déjà réservé votre hôtel, mieux vaut prévoir l’aller-retour dans la journée.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°636 du 1 juin 2011, avec le titre suivant : La lente mais sûre résurrection de Konrad Witz