La rétrospective de la Tate Britain retrace plus de soixante années de reportages photos vouées à dénoncer les ravages des conflits et de la misère avec une verve grave, sans crainte du danger ni de déranger.
Quand le Victoria & Albert Museum propose en 1980 à Don McCullin de monter une rétrospective de son travail, le célèbre photographe sait que seul Henri Cartier-Bresson a eu cet honneur avant lui. Aujourd’hui, il est le premier photoreporter à bénéficier de son vivant d’une rétrospective à la Tate Britain. Il est aussi l’un des rares à avoir été anobli. Le 16 mars 2017, il est devenu Sir Donald pour ses « éminents services rendus à la photographie ».
En son pays et bien au-delà, Don McCullin est une légende. Ses reportages de guerre à Chypre, au Vietnam, au Biafra ou en Irlande du Nord comme ses images des laissés-pour-compte au Royaume-Uni imprègnent les esprits. Ils collent au plus près des combats, de la violence, de la détresse des êtres face à la mort, la famine ou la misère. Ils les rendent palpables. À la Tate Britain, le silence recueilli de salle en salle frappe d’ailleurs par sa persistance. Cinquante ans plus tard, le regard sonné d’un marin américain après la bataille de Hué ou les pleurs d’une femme turque devant le corps mort de son mari lors du conflit chypriote n’ont pas perdu de leur intensité, pas plus que ses photographies réalisées sur le début de la désindustrialisation en Angleterre ou sur des sans-abri à Londres.
Dans la sélection de tirages retenus pour la Tate, aucun de ses portraits des Beatles, de Lord Montgomery ou de Bacon ne s’est glissé. Ce parti pris s’est imposé de lui-même, car le conflit est au cœur de son travail et de ce qui le mobilise. En 1982, Don McCullin enrage quand il ne peut pas partir pour la guerre des Malouines, faute d’accréditation, ou quand il ne peut pas couvrir l’invasion du Koweït par Saddam Hussein, en raison du refus de l’Arabie Saoudite de lui délivrer un visa. L’adrénaline du reportage coule dans ses veines. À 83 ans, il continue à être sur le terrain en Irak et, tout dernièrement, en Syrie, au milieu des ruines de Palmyre ou dans Homs bombardée.
Le photoreporter maintes fois récompensé par les prix les plus prestigieux pour ses reportages de guerre n’a rien perdu de son œil aiguisé. D’une décennie à une autre, ces photographies noir et blanc sur un même pays portent la même intensité. Les tirages eux-mêmes qu’il a réalisés récemment demeurent contrastés dans une gamme de gris sombres très équilibrée. Ses premières photographies à Finsbury Park, son quartier d’origine, au nord de Londres, s’inscrivaient déjà dans cette tonalité. « Mais comment montrer tout cela dans des teintes claires ? », dit-il régulièrement quand on lui en demande les raisons. Le regard n’évolue pas. Seul l’humain a déserté l’image ces dernières années, à l’exception de son grand projet Southern Frontiers (Frontière du Sud) sur les ruines de l’Empire romain, entamé en 2006 dans les pays du sud de la Méditerranée. Ce travail montre ce que la main de l’homme peut élever de plus beau… et détruire ensuite.
« La tâche que j’essaie de mener à bien consiste, par le pouvoir du mot écrit, à vous faire entendre, vous faire sentir – mais plus encore que tout, vous faire voir. » Cette phrase de Joseph Conrad, dans Le Frère de la côte, Don McCullin l’a placée en exergue dans son autobiographie Unreasonable Behaviour, traduite en français sous le titre Risques et Périls [Delpire, 2007]. Il l’a faite sienne au niveau de l’image au point d’avoir frôlé la mort, maintes fois. « Voir et regarder, là où d’autres détournent les yeux, est la règle même de ma vie de correspondant de guerre », écrit-il dans ce texte. Robert Pledge, directeur de l’agence Contact Press Images à laquelle appartient toujours le photographe, le formule d’une autre manière dans l’avant-propos : « Son regard demeure l’émouvant miroir de celui des sujets qu’il photographie auxquels il s’identifie. Il est solidaire », écrit-il. Solidaire, le terme sonne juste pour qualifier cet homme au caractère affirmé, généreux et attentif. Solidaire en premier lieu avec ces ouvriers, chômeurs, familles déshéritées ou sans domicile fixe qu’il photographie entre deux reportages de guerre, à Londres ou dans d’autres villes du Royaume-Uni. « Il y a du Dickens chez McCullin », dit Robert Pledge. On ne peut une nouvelle fois mieux dire pour définir cet homme formé à l’école de la rue avec, pour seul appui, ses parents. Don McCullin, né en 1935 à Londres, a vécu le déluge de bombes sur la capitale, l’évacuation des enfants à la campagne et la douleur d’être séparé des siens. Le dénuement de sa famille tassée dans un sous-sol exigu, la disparition prématurée de son père qui l’obligea, à 14 ans, à ne pas donner suite à son admission dans une école d’art pour aller travailler, ont forgé sa personnalité.
« Cette enfance inconfortable m’a au moins permis, par la suite, d’aborder avec humilité les gens les plus misérables : leur vie ce n’était pas la peine de m’expliquer à quoi elle ressemblait », écrit le photographe dans Unreasonable Behaviour. Cette empathie avec les autres ne l’a jamais quitté. L’enfant de Finsbury Park, quartier pauvre de Londres, n’a à aucun moment renié ses origines ni ce qu’il doit à cette image du gang des Guvnors dans leurs habits du dimanche prise un jour de 1958 avant d’aller au cinéma. Pas une exposition ou un ouvrage qui ne contiennent ce portrait de six jeunes hommes en costume posant au premier étage d’un immeuble en ruine de Finsbury Park. Quand il prend ces anciens copains d’école en photo, McCullin travaille aux studios d’animation W.M. Larkins. Il n’a pas encore 23 ans, a terminé ses deux années de service militaire au sein des laboratoires de développement de films de la RAF qui lui ont permis d’acheter son premier appareil photo, mais pas d’intégrer le service comme photographe. Il a échoué à l’écrit. Quelques mois plus tard, l’intervention dans son quartier d’un policier lors d’une bagarre entre les Guvnors et une autre bande rivale, et son assassinat d’un coup de poignard, donnent soudain un autre sens à ce cliché. Encouragé par des collègues de bureau, il va le montrer à l’Observer qui lui demandera d’autres photographies de Finsbury Park. « À lui tout seul, ce cliché a changé ma vie », rappelle Don McCullin. Sa publication le 15 février 1959 marque de fait son premier travail publié et une longue carrière dans les plus prestigieux titres de la presse britannique.
« Si je n’avais pas percé avec cette photo-là, m’a-t-on dit plus tard, cela aurait été avec une autre. Pas si sûr ! Je supportais mal le refus, et n’étant pas follement désireux de devenir photographe, si j’avais dû me frayer de force un chemin dans la presse, je n’y serais sans doute jamais arrivé », précise-t-il, réaliste sur son propre fonctionnement et le fonctionnement de la presse. La forte tête au cœur tendre de Finsbury Park, cancre et dyslexique, n’a toutefois pas manqué d’appuis dès le début. Il le reconnaît. Son talent n’a jamais fait aucun doute. L’instinct, le sens de l’information et des situations, l’audace marquent ses reportages. Le besoin de se frotter au terrain et d’y repartir à lui a signé pendant longtemps une manière de vivre. Dans ces années 1960-début 1980, le photojournalisme a le vent en poupe et le soutien des patrons de presse et des rédacteurs en chef.
« Mon propre choix de mener ma vie sur le fil du rasoir, c’est à Paris, lors de mon voyage de noces que je l’ai fait », écrit-il dans sa biographie. C’est à la vue, dans un magazine, d’une photographie de policiers est-allemands sautant par-dessus le mur de Berlin en cours de construction qu’il écourte son séjour. Il lui faut gagner Berlin, persuader sa rédaction en chef de l’y envoyer. La qualité de son reportage lui vaudra d’être embauché par l’Observer et de recevoir le prix du meilleur reportage par la presse britannique, son premier prix. Suivra le conflit chypriote pour lequel il recevra le Word Press (le premier reçu par un Britannique), puis la guerre du Vietnam, la guerre des Six-Jours, la guerre du Biafra, où il assiste à la mort d’enfants d’inanition, et s’interroge sur la justification de sa présence sur place. Il n’en continuera pas moins de témoigner des ravages causés par d’autres guerres en Afrique, en Amérique du Sud, en Asie ou au Liban, et à chaque fois d’en sortir bouleversé. Don McCullin ne renie pas les propos tenus par John Le Carré sur son travail, que l’écrivain juge dans le catalogue de la rétrospective du V&A celui « d’un esprit agité, un brin puritain, aussi profondément mal à l’aise vis-à-vis du monde que vis-à-vis de lui-même ». Il ne le dément pas davantage quand l’écrivain poursuit en disant que « sa prise de risque est une manière de tester la patience de son Créateur ».
Le massacre de Sabra et Chatila en 1982 a marqué son dernier reportage de guerre, du moins pour le Sunday Times. Le rachat du titre par Rupert Murdoch le conduit à démissionner après dix-huit années de collaborations exclusives. L’esprit rebelle profondément journalistique ne pouvait se satisfaire du traitement de l’information voulu par l’homme d’affaires australo-américain. Grâce aux commandes publicitaires ou institutionnelles qui ont pris le relais, une autre façon de vivre a commencé à 49 ans pour Don McCullin, mais pas de travailler, bien que ses photographies de paysages et de natures mortes émergent à ce moment-là. Les voyages en Inde, visitée régulièrement depuis 1964, se multiplient, les rites religieux se font plus présents. D’autres reportages en Afrique suivent pour témoigner du sida en Afrique Sud, Botswana ou Zambie ou du sort des réfugiés du Darfour ou, plus récemment, en 2017 et 2018, de la guerre en Syrie.« Dans sa maison de Batcombe, dans la belle région de Somerset, où il vit depuis plus de trente ans, Don McCullin n’a toutefois pas classé ses archives par pays ou par thème, mais en fonction de la qualité du tirage », note Simon Baker, co-commissaire de la rétrospective de la Tate Britain, ancien responsable du département photo de la Tate avant son départ pour la direction de la Maison européenne de la photographie, à Paris. Le tirage fait partie de l’écriture photographique. Tous ceux de la Tate ont été tirés par ses soins.
Ses photographies de paysages ou de natures mortes ne font pas exception. Placées face aux ruines des sites romains du pourtour sud de la Méditerranée, elles convoquent ce qui l’émeut peut-être encore plus aujourd’hui qu’hier. Les ciels sombres, nuageux, les sols gorgés d’eau ou recouverts de neige, les arbres dénudés ou repus de feuillages aussi sombres que les haies qui délimitent les terres évoquent un regard habité autant par la peinture du XIXe que par le pictorialisme et son chef de file anglais, Peter Henry Emerson (1856-1936). L’intensité de chaque image puise ici sa substance dans la lumière et les tourments du ciel, miroir aussi d’une âme jamais au repos.
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La légende Don Mccullin
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°722 du 1 avril 2019, avec le titre suivant : Don Mccullin