Art moderne

La couleur de l’esprit

La donation Rothko exposée à Washington avant Paris

Par Le Journal des Arts · Le Journal des Arts

Le 22 mai 1998 - 730 mots

La National Gallery of Art de Washington présente 116 œuvres, parmi les plus importantes de la donation consentie par les enfants de Mark Rothko (1903-1970), qui fut l’un des principaux protagonistes de l’Expressionnisme abstrait américain. Cette rétrospective retrace les étapes de sa carrière, depuis ses débuts influencés par le Surréalisme jusqu’à l’abstraction méditative des champs de couleur. Elle sera présentée au Musée d’art moderne de la Ville de Paris en janvier 1999.

WASHINGTON - Depuis la donation par la Fondation Mark Rothko de 295 œuvres sur papier et d’environ 650 études et esquisses, la National Gallery de Washington possède la première collection consacrée à l’artiste. Le musée – également chargé de la rédaction du catalogue raisonné des œuvres sur papier – organise en hommage la plus vaste rétrospective consacrée depuis vingt ans au peintre russo-américain, qui s’est suicidé en 1970. Les 116 pièces exposées couvrent l’ensemble de sa carrière, d’un autoportrait de 1936 à Sans titre, noir et gris de 1969.

Dans une conférence tenue au Pratt Institute, en 1958, Mark Rothko définissait en ces termes sa première phase de recherches, fortement liées (comme pour d’autres expressionnistes abstraits) à l’automatisme surréaliste : “Je viens d’une génération qui a été très concernée par la figure humaine.
Ce n’est qu’après bien des hésitations que j’ai découvert que ce type d’étude ne contrariait pas mes propres exigences : quiconque utilisait cette figure finissait par la détruire ; personne n’aurait produit quelque chose de significatif en peignant une figure telle qu’elle est. Moi, j’ai refusé de mutiler la figure et j’ai cherché un autre moyen d’expression. J’ai utilisé la mythologie pour représenter des créatures en mesure d’accomplir des gestes intenses sans embarras. J’ai commencé par utiliser des morphologies différentes, pour peindre des gestes que les personnages réels n’auraient jamais pu accomplir. Mais cela n’était pas satisfaisant.”

Ses travaux de jeunesse sont illustrés par des œuvres exécutées à la manière de Cézanne, fruit de sa rencontre avec Max Weber, qui apportait à l’Art Students League de New York le “verbe” français des cubistes et de Picasso. Marcus Rothkowitz, de Dvinsk, arrivé aux États-Unis à l’âge de dix ans, devient Rothko en janvier 1940. À cette époque s’intensifient ce qu’il définissait comme des “apparitions mythologiques”. C’est aussi le moment du grand tournant de sa carrière, avec pour point de départ la tragédie grecque d’Eschyle. “Je conçois mes tableaux comme des drames. Les silhouettes que l’on y voit en sont les acteurs”, expliquait ce peintre qui avait étudié le théâtre.

Quantité d’essais ont été écrits sur la vocation de Rothko pour l’ascétisme, la spiritualité et la religiosité. Ils expliquent le rejet de l’image dans sa production ultime par ses origines de juif russe, et par l’iconophobie caractéristique de cette culture. Cette inclination commence à se manifester avec les Multiform de 1948-1949, dans lesquels il met au point une technique (mixte) permettant aux formes de s’étendre légèrement sur les surfaces. L’artiste insistait en 1958 sur les autres composantes de ses “very large pictures”, les œuvres des années cinquante : “Souci de la mort, sensualité, tension, ironie, brio, jeu, éphémère, potentialité de l’élément humain, espoir. Je mesure ces éléments avec beaucoup d’attention lorsque je peins un ta­bleau !” C’est la phase la plus classique, lyrique et préminimaliste, de Rothko, héritier du romantique Friedrich ou du subjectivisme d’un Rembrandt, bien que pour le critique d’art Clement Greenberg, théoricien du formalisme, il ait été davantage celui de Matisse.

“Depuis que mes tableaux sont devenus grands, pleins de couleur et sans cadre, et que les murs des musées sont devenus immenses, le danger est que mes toiles soient associées à l’idée de décoration”. Rothko anticipait-il les critiques les plus dures formulées contre le versant Color Field de l’abstraction américaine ? Elles qualifiaient en effet de “décoratifs” les grands formats non figuratifs, propres, en ces temps de guerre froide, à tenir le public américain éloigné des contenus – souvent déplaisants – du réalisme. Dans ses dernières années, le peintre a privilégié le silence et l’intimité. Ces qualités ont séduit John et Dominique de Menil, qui lui ont commandé, en 1964, un cycle de peintures murales pour la chapelle voisine de leur Fondation, à Houston.

MARK ROTHKO, jusqu’au 16 août, National Gallery of Art, Fourth Street at Constitution Avenue, NW, Washington, tél. 1 202 737 4215, tlj 10h-17h, dimanche 11h-18h ; puis, du 10 septembre au 29 novembre, Whitney Museum of Art, New York.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°61 du 22 mai 1998, avec le titre suivant : La couleur de l’esprit

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