PARIS
Adrien Tournachon et Paul Nadar n’ont pas moins œuvré pour l’histoire de la photographie que Félix Nadar, et ce sur les plans à la fois artistique, technique et commercial.
Paris. L’exposition consacrée par la Bibliothèque nationale de France (BNF) aux Nadar « propose de réparer une injustice ». Elle le fait avec brio. Jusqu’à une période récente, les divers ouvrages ou expositions se sont essentiellement concentrés sur le talent de Félix Nadar (1820-1910), sur fond de querelles houleuses avec son frère Adrien Tournachon (1825-1903). L’itinéraire en propre d’Adrien comme celui de Paul Nadar (1856-1939), le fils de Félix, n’apparaissaient souvent qu’en creux, au rythme de réattributions telle celle en 2012 de portraits de Félix à Adrien par l’expert Marc Pagneux(« Un Nadar peut en cacher un autre », in Modernisme ou modernité. Les photographes du cercle de Gustave Le Gray, Petit Palais, 2012). L’exposition « Nadar, la norme et le caprice », conçue en 2010 par l’historien Michel Poivert au Jeu de paume à Tours, bien qu’instructive sur la contribution de Paul Nadar à la célébrité de l’atelier Nadar, s’appuyait, elle, sur les archives de la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine. Les investigations de Sylvie Aubenas, directrice du département des Estampes et de la Photographie de la BNF, et d’Anne Lacoste, directrice de l’Institut pour la Photographie des Hauts-de-France, apportent un éclairage complet sur le talent, l’histoire et la personnalité de chacun, les recherches sur Paul et Adrien livrant une somme d’informations inédites à ce jour, reprises dans le catalogue de l’exposition.
« Célèbre et célébré en leur temps, chacun a contribué à écrire à sa manière une page essentielle et fondatrice de l’histoire de la photographie où l’œuvre d’art côtoie l’intuition commerciale, la perception des différentes spécificités du médium et l’innovation technique », souligne Sylvie Aubenas. Cette histoire est racontée dans un parcours brillant et stimulant, fort d’un ensemble de plus de trois cents pièces exceptionnelles : épreuves photographiques originales, dessins ou peintures. Aux œuvres issues de l’ensemble des tirages et archives de l’atelier Nadar achetés en 1950 par la Bibliothèque nationale à Marthe Nadar, la fille de Paul, s’ajoutent des prêts du Metropolitan Museum of Art de New York, du Getty Museum à Los Angeles et du Musée d’Orsay. Attenant au bel Autoportrait au chapeau de paille d’Adrien Tournachon (1853-1955, coll. BNF), se découvre ainsi une autre version issue des collections du Met le montrant de face, une cigarette à la bouche, le regard ombré par le chapeau.
À cet égard, commencer le parcours par les Nadar vus par Félix, Adrien ou Paul permet de rentrer de plain-pied dans la saga familiale et leur intimité. Il fait aussi émerger la figure négligée d’Ernestine Nadar, l’épouse de Félix et mère de Paul. « Cheville ouvrière de l’atelier qu’elle sauva de la faillite, elle passa son temps à réconcilier Félix avec son frère et avec son fils », relate Sylvie Aubenas. Ce déploiement de portraits et d’autoportraits pris à différentes époques et dans des mises en scène variées redonne vie aux protagonistes, les cartels généreux en explications enrichissant régulièrement le récit. On découvre ainsi Paul photographié par Félix à tous les âges (au sein de sa nourrice notamment), Adrien en dandy mélancolique, Félix déguisé en Esquimau ou allongé sur un banc dans le style bohème qui lui sied si bien. Ernestine elle-même apparaît en costume oriental tandis qu’une lecture attentive des photographies de sa chambre révèle son portrait encadré de ceux de son mari et de son fils dans la même attitude !
Outre les fâcheries et les réconciliations, on ne s’ennuie pas chez les Nadar. La photographie, au-delà d’enregistrer la vie familiale, est un art exploré sous ces différentes formes. Car ce n’est pas le fil de la chronologie que tire cette rétrospective Nadar, mais celui du portrait différemment pratiqué par Félix, Adrien et Paul, y compris dans la sphère privée. Le florilège de portraits de personnalités de la vie culturelle, artistique ou politique de leur temps, illustre les liens particuliers qu’ils ont entretenus avec Gustave Doré, Baudelaire, Hugo, George Sand ou Sarah Bernhardt, représentés à différents moments de leur vie.
Objet d’un focus, le tropisme particulier pour les arts du spectacle, le théâtre et la pantomime, fut commun aux trois Nadar. Il en fut de même pour l’intérêt pour le développement des usages de la photographie et leur contribution à l’amélioration des techniques photographiques. Et là encore le récit réunit Félix, Adrien et Paul. La question de l’agrandissement préoccupe Adrien Tournachon dès 1856 tandis que Félix Nadar expérimente dès 1859 l’éclairage artificiel, le développement des films souples à partir des années 1880 engageant Paul à devenir le représentant exclusif de la compagnie Eastman. Quand, en fin de parcours, la passion de Félix Nadar pour la conquête de l’air est abordée, Adrien et Paul sont tout autant convoqués. « Si Félix, dès 1858, a déposé un brevet pour l’usage de la photographie au lever des plans topographiques et aux opérations stratégiques militaires, c’est Paul qui fut au final à l’origine de l’adoption de la photographie aérostatique par le ministre de la Guerre », explique Anne Lacoste.
La présence de l’huile sur toile d’Adrien Tournachon intitulée Le Départ de Gambetta à bord de l’Armand-Barbès pendant le siège de Paris (1870) rappelle quant à elle que l’œuvre pictural de ce dernier reste à découvrir, mais aussi que, dans la famille Nadar, les convictions politiques s’affirmèrent sans détour. Une autre histoire à découvrir en filigrane dans leur récit.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°511 du 16 novembre 2018, avec le titre suivant : La BNF réconcilie les Nadar frères et fils