PARIS
Le Petit Palais célèbre le centième anniversaire de la mort de la tragédienne. Un hommage à une femme hors du commun dont la vie et la carrière résonnent avec l’époque actuelle.
Paris. Pourquoi, alors âgée de 16 ans environ, Sarah Bernhardt (1844-1923) a-t-elle posé la poitrine nue sous un châle pour le célèbre photographe Félix Nadar ? Probablement parce qu’à cette époque, engagée depuis peu dans une carrière de comédienne, elle vivait principalement de ses charmes. Éclatante revanche sur ces années difficiles, les trois clichés pris ce jour-là sont toujours commercialisés à travers le monde sous la forme d’affiches, cartes postales et autres produits dérivés. Placés en début de parcours, ils plongent d’emblée le public dans le mythe. Ils marquent aussi le début de la longue collaboration de la star avec Félix Nadar puis avec son fils, Paul, lesquels l’ont accompagnée toute sa vie, avec d’autres photographes, dans sa stratégie de communication.
« Cinq ans de travail, 400 œuvres et documents sélectionnés sur une liste de 650, près de 100 prêteurs » : Annick Lemoine, directrice du Petit Palais, signale l’ampleur de l’exposition dont elle a assuré le commissariat avec Stéphanie Cantarutti, responsable des peintures du XIXe siècle au musée, et Cécilie Champy-Vinas, directrice du Musée Zadkine. On y célèbre le talent de Sarah Bernhardt en racontant sa « carrière, toutes ses activités et tous ses visages, la femme passionnée, libre, engagée, très actuelle ». Son courage aussi, quand elle se tient au chevet des blessés sous les bombes du siège de Paris en 1870 ou lorsqu’elle joue pour le théâtre aux armées, tout près du front, au début de la Première Guerre mondiale. « Sarah Bernhardt. Et la femme créa la star » est par ailleurs une plongée dans la vie culturelle et artistique à partir de 1860 jusqu’aux Années folles, en France et dans le monde, car ses tournées l’ont menée dans toute l’Europe, en Russie, en Amérique, en Afrique et jusqu’en Australie. Elle a terminé son dernier périple aux États-Unis en 1918.
De l’actrice on dispose du premier tome d’une autobiographie qui devait en comporter deux, de nombreux documents relatifs à sa carrière dont certains sont présentés, d’une partie de sa correspondance – par exemple les lettres brûlantes échangées avec l’un de ses amants, le grand tragédien Mounet-Sully, dont on peut entendre la lecture par Elsa Lepoivre et Serge Bagdassarian de la Comédie-Française. Sarah Bernhardt a été attentive à la construction de sa légende, et sa biographie recèle de nombreuses zones d’ombre. Ainsi, elle raconte dans Ma Double Vie (1907) qu’au cours d’un « conseil de famille », le duc de Morny, frère de Napoléon III, qui fréquentait le salon de sa mère et était l’amant de sa tante Rosine (la mère de l’actrice et deux de ses tantes étaient des courtisanes), déclara : « Savez-vous ce qu’il faut faire de cette enfant ?… Il faut la mettre au Conservatoire. » L’exposition, l’excellent catalogue et la biographie qu’Hélène Tierchant lui consacre (Sarah Bernhardt. Scandaleuse et indomptable, éd. Tallandier, 2023), comme toutes les biographies précédentes, reprennent ce détail. Or on n’en a aucune preuve.
Sarah raconte aussi qu’enfant elle a rencontré la tragédienne Rachel venue visiter l’une de ses camarades dans le couvent où les fillettes grandissaient. Que l’on croie ou non à cette anecdote, elle livre là une clé de sa vie. C’est sur les épaules de cette géante qu’elle est montée pour mener sa carrière, s’inspirant de l’actrice morte en 1858 à 37 ans qui, avant elle, avait construit sa légende et s’était produite dans des tournées en Europe et aux États-Unis. Comme Rachel, Sarah s’emploie à se créer une identité visuelle à travers la peinture, l’estampe et la photographie. Elle y excelle, grâce notamment à sa sensualité : le Portrait de Sarah Bernhardt (1876) de Georges Clairin, qualifié de « Joconde du Petit Palais », met en valeur son corps souple et l’élégance de sa pose. Il a fait grande impression au Salon de 1876, tandis que Louise Abbéma y présentait le Portrait de Mademoiselle Sarah Bernhardt, sociétaire de la Comédie-Française (1876). Tous deux, après une liaison avec elle, restèrent proches de l’actrice leur vie durant et ont continué de la représenter dans son intimité ou dans ses rôles. Au Musée Jean-Jacques Henner, un petit accrochage documente le rôle d’Abbéma, qui a été l’élève d’Henner : elle produisait notamment des portraits sur papier que Sarah Bernhardt envoyait, dédicacés, à des amis.
La salle figurant l’atelier de l’actrice contient une importante sélection de ses sculptures. Le grand marbre Après la tempête (vers 1876), une sorte de Pietà bretonne, n’a pas fait le voyage depuis le National Museum of Women in the Arts de Washington mais il est évoqué par une photo. Il a obtenu une médaille d’argent au Salon de 1876, lançant la carrière de sculptrice de Sarah Bernhardt. Sont exposées les œuvres fantastiques comme le bronze Le Fou et la Mort (1877) ainsi que, à côté des portraits de Georges Clairin (vers 1875), de Louise Abbéma (1878) ou de Victorien Sardou (1900), celui de son éphémère époux, Jacques Damala (vers 1889). Dans la partie consacrée aux séjours à Belle-Île figurent les bronzes fondus à partir de moulages d’algues très liés à l’esthétique Art nouveau.
L’évocation des grands rôles de la tragédienne est un hommage à ses talents multiples : directrice de théâtre, metteuse en scène, scénographe, elle était aussi costumière, obtenant des couturiers qui travaillaient pour elle de la rendre inoubliable dans ses tenues de scène féminines ou masculines. Ainsi vêtue, elle posait pour les nombreuses photographies qui accompagnaient les spectacles et en constituaient une partie de la promotion. Sa communauté de goûts avec Alfons Mucha, dont elle a lancé la carrière, a créé un « style Sarah Bernhardt » décliné dans ces vêtements et dans les affiches qu’il a dessinés pour elle, tout comme les bijoux réalisés par René Lalique.
Cette femme d’une énergie surhumaine s’est lancée dans le cinéma à la fin de sa vie. On la voit en action dans plusieurs extraits de films de 1900 à 1923 et, toujours coquette à 71 ans, dans le documentaire de Sacha Guitry Ceux de chez nous (1915). Visionnaire, elle a introduit une projection cinématographique dans sa mise en scène de L’Aiglon d’Edmond Rostand lors de sa tournée aux États-Unis en 1900. Plus reconnaissants que les Français, qui lui ont refusé le Panthéon, les Américains lui ont dédié en 1960 une étoile sur le Hollywood Walk of Fame.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°611 du 12 mai 2023, avec le titre suivant : Sarah Bernhardt, telle une star