VENISE / ITALIE
Reprise dans le monde entier, la formule de ce grand rendez-vous de l’art contemporain est devenue un succès grâce à la figure du commissaire d’exposition qui en assume sa direction artistique. Si la Biennale continue à attirer les visiteurs, l’hostilité qu’elle suscite d’une partie des critiques d’art alerte sur ses limites.
Venise. La 58e Biennale de Venise a ouvert ses portes le 11 mai. Elles se refermeront le 24 novembre prochain. Mais sur quoi ? La plus importante exposition d’art contemporain au monde ? Une foire qui sert l’industrie culturelle ? Le festival des vanités du monde de l’art et de l’avant-garde? « Un lieu de rencontre entre les visiteurs, l’art et les artistes », répond Paolo Baratta président depuis vingt ans de la plus prestigieuse et ancienne manifestation culturelle, puisqu’elle a été créée en 1893. Il a nommé comme commissaire général l’Américain Ralph Rugoff, actuel conservateur et président de la Hayward Gallery de Londres, qui a intitulé cette nouvelle édition : « May You Live in Interesting Times » (« Puissiez-vous vivre à une époque intéressante »). Les œuvres de 79 artistes, les présentations de près de 90 pavillons nationaux et la vingtaine d’événements prévus dans la ville tenteront de répondre à cette exhortation, qui reprend un anathème chinois cité par un député britannique dans les années 1930. Époque complexe, lourde de défis et de menaces qui, si l’on en croit les nombreux amateurs d’anachronismes plus ou moins pertinents, fait écho à celle que nous traversons. Pour Ralph Rugoff, la nôtre est perçue comme confuse et incertaine et l’art peut nous aider à éclairer quelques-uns de ses aspects les plus troubles.
Dans la presse italienne, il n’a pas caché son enthousiasme pour la « plus grande biennale du monde, l’unique qui soit vraiment internationale. C’est comme si c’était tous les jours Noël. Un Noël plein de surprises. Comparée aux précédentes biennales, il y aura moins d’œuvres. Ces expositions sont trop bondées même pour moi. Il y aura donc des espaces pour se reposer, débrancher, pourquoi pas faire même une sieste. Et ensuite recommencer. »
Des propos qui susciteront l’ironie du prix Nobel de littérature péruvien Mario Vargas Llosa, pourfendeur acerbe de cette manifestation, ravalée dans son ouvrage sur la civilisation du spectacle au rang de kermesse du mauvais goût. Ou plutôt dénuée de goût. Évoquant sa visite à l’une des récentes biennales, il déplorait un « spectacle ennuyeux, grotesque et désolant ». Il n’aurait pour rien au monde mis chez lui le moindre objet sorti de cette « pathétique mascarade où, sous couvert de modernité, d’expérimentation, de recherche de nouveaux moyens d’expression, ne se manifeste en fait que la cruelle absence d’idées, de culture artistique, d’habileté artisanale, d’authenticité et de probité, qui caractérise en grande partie l’activité plastique actuelle ». La Biennale se voit ainsi dénoncée par ses détracteurs comme étant le symbole d’une époque où, toujours d’après Llosa, « le culot et la bravade, le geste provocateur et insane suffisent parfois, avec la complicité des mafias qui contrôlent le marché de l’art et les critiques complices ou gobe-mouches, pour couronner de faux prestiges et conférer le statut d’artistes à des illusionnistes, qui dissimulent leur indigence et leur vide derrière la fumisterie et la prétendue insolence ».
Il n’en demeure pas moins que la Biennale de Venise, née à l’origine pour imiter les salons artistiques parisiens et les grandes expositions internationales, est aujourd’hui un « format » imité dans le monde entier. 110 biennales ont été recensées et des musées s’en inspirent pour présenter leur collection permanente notamment à Rome avec le Maxxi (Musée national des arts du XXIe siècle) et la Galerie nationale d’art moderne. Une influence qui fait ainsi parler de « biennalisation de l’art ». La Biennale de Venise n’est plus une simple exposition, c’est un genre en soi. Plus de 615 000 visiteurs se sont rendus au dernier rendez-vous international de l’art contemporain organisé par la Française Christine Macel. Il faut également ajouter les plus de 23 500 professionnels (artistes, commisssaires d’expositions, directeurs d’institutions), ainsi qu’environ 5 000 journalistes accrédités. Cela fait d’elle en 2017 l’exposition la plus visitée en Italie.
« On va surtout voir la Biennale d’un “curateur” plus que les œuvres des artistes, constate le critique et commissaire Luca Beatrice. Comme on va voir le Guggenheim de Bilbao pour l’architecture du bâtiment et pas pour ses collections. Jusque dans les années 1990, le commissaire de la Biennale était un historien de l’art ou un critique militant comme Calvesi, Celant, Bonito Oliva ou Clair. Les éditions des années 1950 ont été parmi les plus denses et de haut niveau en matière d’expression de nouvelles tendances, d’anticipation des mouvements artistiques. L’emprise de la politique a été de plus en plus importante jusque dans les années 1990. L’arrivée de Paolo Baratta en 1998, qui a imposé la figure du commissaire d’exposition, a redonné à la Biennale un nouvel élan. »
C’est la « nouvelle Biennale », « privatisée » par un décret en 1998 qui la transforme en « société de la culture » avant qu’elle ne devienne une fondation. À sa tête, l’économiste Paolo Baratta toujours en poste. Son arrivée coïncide avec la naissance de la Tate Modern de Londres et la réouverture du Centre Pompidou à Paris. Celle de l’affirmation dans les grandes villes européennes des « Kunsthallen » (institution artistique sans collection permanente) comme celles apparues quelques décennies plus tôt à Berlin, Munich ou Francfort. La Biennale était devenue la Kunsthalle italienne par excellence. En 1999, Paolo Baratta choisit de confier la direction artistique de l’exposition à laquelle il veut redonner tout son prestige à un commissaire indépendant : Harald Szeemann. La figure du commissaire d’exposition incarne désormais la Biennale.« Ce modèle s’est avéré gagnant comme en témoigne son incroyable succès, estime le critique d’art Renato Barilli. Mais le recours au commissaire d’exposition est une erreur. Il n’a pas ses propres idées, n’a pas écrit d’essais ou n’est pas à l’origine de mouvements artistiques importants. Il se cantonne à être dans la moyenne des offres déjà connues avec toujours les mêmes. Sa préoccupation principale est de savoir ce que penseront ses collègues de lui, s’il se trompe en n’invitant pas un artiste qui est en vue ou justement en faisant participer un inconnu. Mieux vaut donc pour lui ne pas se compromettre en évitant des choix trop tranchés ou des paris sur l’évolution de l’art. C’est trop risqué. » L’absence de courage pour se conformer à l’esprit du temps, c’est le principal reproche émi par les détracteurs de la Biennale. Les foules se pressent tous les deux ans pour assister au défilé réplétif de ce qui existe actuellement sur le marché de l’art et non pour découvrir ce qu’il pourrait exprimer d’innovant. Ses participants ont beau se vanter d’être anticonformistes, ils seraient en fait plus ou moins identiques.
Des voix s’élèvent pour faire évoluer ce format en substituant à son optique multidisciplinaire (art, danse, musique, architecture, cinéma et théâtre) un caractère plus interdisciplinaire qui correspond mieux à la création contemporaine. Pour Renato Barilli, « il est également peut-être arrivé le moment de supprimer cette formule, espèce “d’ONU de l’art” avec un nombre exagéré de pavillons nationaux. Tous les pays veulent avoir leur espace, ce qui provoque ces attroupements insupportables. Évidemment cela augmenterait les responsabilités du commissaire d’exposition et de ses choix qui doivent être courageux et illuminés ». La Biennale a besoin de changer de visage… pas seulement celui de son commissaire.
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La Biennale de Venise, une manifestation trop formatée ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°524 du 24 mai 2019, avec le titre suivant : Une manifestation trop formatée ?